1 Les chercheurs en informatique dans les années 1970, entre

June 16, 2018 | Author: Anonymous | Category: N/A
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1 Les chercheurs en informatique dans les années 1970, entre neutralité et militantisme, utopies et pragmatisme. Le cas du réseau Cyclades et de l’ergonomie de l’informatique à l’Inria. Valérie Schafer – Docteur en histoire de l’Université Paris IV Sorbonne, elle a soutenu sa thèse de doctorat intitulée Des réseaux et des Hommes. Les réseaux à commutation de paquets, un enjeu pour le monde des télécommunications et de l’informatique français (des années 1960 au début des années 1980) sous la direction du professeur Pascal Griset en 2007. Benjamin Thierry – Allocataire-Moniteur de l’Université Paris IV Sorbonne et doctorant, il travaille, sous la direction du professeur Pascal Griset, à une thèse de doctorat portant sur l’histoire de l’écran interactif et la naissance de la notion d’utilisateur dans la seconde moitié du XXe siècle. En 2008, ils fondent avec Léonard Laborie et Yves Bouvier le groupe de recherche en Histoire de l’Innovation et des Technologies de l’Information (Hiti) qui tient un séminaire en Sorbonne autour de rencontres régulières avec des spécialistes français et européens des TIC.

Dans le sillage du Plan Calcul, une politique voulue par le général De Gaulle visant à obtenir une indépendance nationale en informatique tout en stimulant l’industrie française1 et la recherche, l’Institut de Recherche en Informatique et Automatique est créé en 1966. Il héberge dans les années 1970 des projets variés dans le champ de la toute jeune informatique, parmi lesquels les équipes de Louis Pouzin et d’André Bisseret se distinguent par une démarche originale et une certaine marginalité dans leur manière d’aborder les différents enjeux posés par l’informatisation française. Le projet Cyclades, développé à l’Iria entre 1971 et 1979 sous la direction de Louis Pouzin, vise à réaliser un réseau de données français. Rapidement l’équipe adopte les promesses techniques de la commutation de paquets et cherche par ailleurs à élaborer un réseau général d’ordinateurs sur le modèle de l’américain Arpanet, à savoir un réseau ouvert, libéré de l’emprise des constructeurs, et à l’architecture normalisée. Ceci s’accompagne d’un discours militant en faveur de réseaux généraux et interconnectables qui préfigurent le futur Internet. Le groupe de recherche en psychologie ergonomique de l’institut vise quant à lui à explorer les possibilités d’une meilleure adaptation de l’ordinateur à l’utilisateur en mettant à profit les méthodes de la psychologie expérimentale. En défendant l’idée d’une efficacité accrue apportée par une machine conçue selon les besoins et en prenant en compte les limites cognitives de l’opérateur, l’ergonomie remet radicalement en question le pouvoir décisionnaire de l’informaticien sur sa création en revendiquant un droit de regard sur la phase de conception et non plus seulement en aval de celle-ci. A travers les études de ces deux projets développés à l’Iria dans les années 1970, alors que l’informatique reste encore cantonnée dans un cercle élitiste et restreint d’usagers, il s’agira d’interroger la manière dont les ingénieurs appréhendent leurs recherches et les usages sociaux qui peuvent en découler. Il convient de se demander si les ingénieurs des deux équipes sont porteurs d’utopies ou guidés par le pragmatisme, s’ils adoptent avant tout des usages militants de la technique ou une approche neutre et purement technicienne. De plus si la technique n’existe pas en dehors des usages sociaux qui en sont faits, quelle vision structure l’ordre technique au moment où les concepteurs sont également les seuls utilisateurs ?

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Par la création de la Compagnie internationale pour l’informatique.

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Entre innovation et révolution Le choix de traiter simultanément des équipes de recherches de Louis Pouzin et d’André Bisseret, réside dans le fait qu’elles partagent un certain nombre de caractères communs malgré des champs très différents, et ce au-delà de la simple unité de temps et de lieu. L’une et l’autre vont dépasser les ambitions qui leur sont initialement fixées, apporter dans leur champ technique mais plus largement dans le domaine informatique des renouvellements conceptuels qui interrogent le rapport de l’utilisateur à la machine (refus d’une informatique centralisée, « jacobine », à la clientèle captive dans le premier cas, remise en question du paradigme architecturant le rapport de subordination de l’utilisateur à la technique et questionnement de l’absolutisme technicien au moment de la conception des machines et systèmes informatisés dans le second). Elles occupent par ailleurs une place atypique, assez marginale par rapport aux domaines d’études et aux cadres dominants du jeune institut, donnant l’occasion d’étudier les stratégies de contournement, de promotion extra-muros et de remise en cause des discours dominants dans les domaines des réseaux et de la communication homme-machine.

Des renouvellements conceptuels profonds

Naissance de la psychologie ergonomique dans le giron de l’aviation civile En France, l’ergonomie de l’informatique entretient un lien particulier avec la mobilité et en particulier avec l’aviation. En effet, au début des années 1960, Jacques Villiers, ingénieur de l’aviation civil, décide d’engager le contrôle aérien sur la voie de l’automatisation partielle des procédures de contrôle. Il s’agit, par l’introduction de l’ordinateur dans la tour de contrôle de soulager les aiguilleurs du ciel confrontés à la massification du trafic aérien. Pour ce faire, et de manière extrêmement originale pour l’époque, Villiers décide de faire travailler ses ingénieurs du Cena2, placé sous la direction de Dominique Alvarez, en collaboration avec une équipe de psychologues du travail qui commence ses travaux en 1962. Les contraintes de cette activité régulatrice – impératif d’un service continu, dogme du « risque zéro collision » et identité professionnelle affirmée – imposent en grande partie le soin particulier qui va être apporté à son informatisation. Il s’agit dans un premier temps d’observer les contrôleurs pour déterminer les ressorts visibles et invisibles qui sous-tendent leur activité. Au moyen d’observations, d’entretiens et de verbalisations, André Bisseret met au jour les contraintes qui pèsent sur l’aiguilleur au travail, mais également les stratégies qui lui permettent d’atteindre ses objectifs. Contraintes et objectifs permettent ensuite de dresser un cahier des charges transmis aux ingénieurs d’Alvarez pour la mise en place du Cautra3.

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Centre d’Etudes de la Navigation aérienne. Coordination AUtomatique du TRafic Aérien. Etudié par Sophie Poirault-Delpech dans sa thèse de doctorat en 1994, Biographie du Cautra. Naissance et développement d’un système d’information pour la circulation aérienne.

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3 Désormais, l’homme au travail, ses contraintes et ses stratégies de réussite deviennent la norme qui préside à la réalisation de l’ordinateur. Ce renversement du paradigme traditionnel qui mettait l’opérateur en devoir de parcourir toute la distance le séparant de l’utilisation optimale du système (par la formation et l’adaptation forcée à une logique de fonctionnement étrangère) produit ses effets à la navigation aérienne : en 1962, le Cautra traite des données numériques pour la première fois et est utilisé sans créer de rejets au sein des personnels ou de perte d’efficacité du contrôle aérien dans son ensemble. En 1976, c’est un traitement complet des données radar qui est réalisé. En dépit des résultats obtenus, le Cerp4, dont dépendent Bisseret et ses quelques collaborateurs, émet des critiques toujours plus nombreuses à l’égard de cette équipe qui tranche avec celles qu’il a l’habitude d’abriter « plus habitu[ée] à faire du maçon ou de la secrétaire5. » Aussi, quand les premières rumeurs de dissolution de l’organisme commencent à circuler, Jacques Villiers cherche pour ses ergonomes une nouvelle structure d’accueil. Le tout jeune Institut de Recherche en Informatique et en Automatique (Iria), accepte en 1969 de passer une convention avec la Direction Générale de l’Aviation Civile (DGAC) pour accueillir une équipe dont il ne sait pas véritablement ce qu’elle fait au juste, mais qui ne demande ni bureau6, ni moyen de fonctionnement et rapporte annuellement 200 000 francs à un moment pendant lequel l’Iria manque de fonds. Pendant plusieurs mois, l’équipe de psychologues continue son travail dans une indifférence total de son organisme d’accueil ; silence bientôt remplacé par une opposition de certains de ses membres quand les travaux menés auprès des contrôleurs aériens sortent ceux que l’on commence à nommer « l’équipe Bisseret » de l’anonymat à Rocquencourt. C’est à Rocquencourt que, dans le même temps, une autre équipe ne tarde pas à sortir également de l’anonymat et à faire reconnaître la qualité de ses travaux, notamment le 8 février 1974 lors d’une « Présentation du réseau Cyclades devant les Ministres », Jean Charbonnel, Ministre du Développement industriel et scientifique et Hubert Germain, Ministre des Postes et Télécommunications.

Cyclades, une réponse nouvelle dans le champ des réseaux de données

Cyclades, îles grecques de la mer Egée, ainsi nommées parce qu'elles formaient un cercle. Je crois qu'il faut retenir, l'image; les centres de traitement sont encore aujourd'hui des îles isolées au milieu d'un océan de données qui submerge notre civilisation. Or, grâce au réseau, voici que ces îles vont pouvoir être reliées les une aux autres et participer ainsi à un vaste cercle d'échanges d'informations qui conditionnera le développement futur de notre société7.

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Centre d’Etudes et de Recherches Psychotechniques. Entretien oral avec André Bisseret (12 novembre 2001). 6 Bisseret et ses collaborateurs travaillent à Athis-Mons au Cena. 7 Inria, 02.00.013, Exposé de Maurice Allègre, Délégué à l’informatique, « Présentation du réseau Cyclades devant les Ministres », 8 février 1974. 5

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Derrière son nom pittoresque Cyclades cache une réalité informatique complexe. En février 1972, alors que le projet se met tout juste en place, Louis Pouzin en livre une présentation8. Les objectifs propres de Cyclades sont d'être à la fois « un outil et une expérience ». Cyclades doit être un outil permettant à des usagers d'accéder aux bases de données ouvertes constituées, ou en cours de constitution, dans les différentes branches de l'Administration française. Il doit aussi être un outil d'échange d'information de gestion entre les secteurs de l'Administration. Mais Cyclades doit aussi avoir un impact sur la recherche, et s’engage dans des voies prometteuses pour le monde des transmissions de données. Les ingénieurs vont faire le choix non seulement de la commutation de paquets, mais aussi de la réalisation d’un réseau hétérogène, s’appuyant sur des machines de constructeurs différents, aux langages de programmation et systèmes d’exploitation divers, idée extrêmement ambitieuse, présente également dans le réseau Arpanet. Les travaux commencent officiellement à partir de novembre 1971, et surtout dans les premières années de 1972. Très vite la conception de Cyclades dépasse les objectifs qui lui ont été assignés par la Délégation à l’informatique, chargée de la mise en œuvre du Plan Calcul et dirigée par R. Galley, puis pour la période qui nous intéresse par Maurice Allègre, et qui étaient au demeurant assez flous : « Faites un réseau, les Américains ont fait un réseau Arpa, il faudrait quelque chose en France », après il n’y a plus qu’à dire ce que l’on compte faire 9». Comme le note Maurice Allègre lui-même, il lance la construction d’un réseau en ayant le sentiment que cela peut constituer « une recherche intéressante » mais les objectifs ne sont pas très bien définis alors : « J’avais un budget dont je disposais et cela me paraissait une recherche intéressante, susceptible d’apporter quelque chose. [ …] Vous savez, j’étais rattaché directement au Premier Ministre et au ministère de l’Industrie et parfois on me demandait comment cela se passait, mais il n’y avait pas d’objectifs particuliers car personne n’était capable de planifier et puis tout particulièrement pour la recherche informatique10 ». En ayant conscience que le projet Cyclades doit s’inscrire dans une politique nationale qui vise à promouvoir le matériel de la toute jeune CII, les ingénieurs Cyclades font le choix de développer un réseau général ouvert. Le réseau général, comme son nom l'indique, n'est pas créé en fonction d'une application spécifique. En outre, il n'a pas l'inconvénient de faire appel à un type unique de matériel. Au contraire, le réseau général se place sous les signes de la diversité et de l'universalité. [ …] A partir du moment où l’on voulait promouvoir la CII, il fallait faire de l’hétérogène car il n’y avait pas de monopole, il fallait bien admettre qu’il n’y aurait pas que la CII dans un réseau, qu’il y aurait forcément un certain nombre de machines IBM, parce que ce sont eux qui mangeaient le marché, et il fallait bien admettre aussi que des gens ont des Control Data, des Burroughs. Donc pour ne pas effrayer les gens, il ne fallait surtout pas leur donner l’impression qu’on voulait monopoliser sur une seule catégorie de fournisseurs.

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Archives Inria, 02.00.013, GAL 006, Diffusion : CRI, Identification : Présentation du réseau Cyclades par Louis Pouzin, 29 février 1972. 9 Entretien oral avec Louis Pouzin (12 novembre 2002). 10 Entretien oral avec Maurice Allègre (16 novembre 2002).

5 VS : Donc c’était une idée plutôt pragmatique ? LP: Qui était non seulement pragmatique mais considérée comme politiquement correcte, cela permettait de faire rentrer un coin dans les systèmes IBM, en disant : « Prenez une techno style Cyclades ou Arpa, et comme cela vous pourrez connecter votre machine, vous ne serez pas obligés de prendre de l’IBM11.

Si cette idée est pragmatique et politiquement correcte, elle est aussi profondément révolutionnaire dans le domaine des architectures de réseaux : aux architectures propriétaires développés par les constructeurs et qui n’autorisent que leurs propres ordinateurs (par exemple SNA – Systems Network Architecture d’IBM), Cyclades, tout comme le réseau Arpanet auquel travaillent les pionniers de ce qui deviendra l’Internet, tels Vinton Cerf ou Robert Kahn, apporte une réponse tout à fait nouvelle. L’enjeu n’est plus simplement de développer un réseau reliant les bases de données de l’administration mais d’apporter un changement scientifique et conceptuel, pouvant aboutir à une norme dans le domaine des réseaux qui bouleverserait la situation industrielle dominée par le constructeur IBM et la vision cloisonnée et centralisée de l’informatique, et dès lors la relation utilisateursconstructeurs, hommes-machines…

Des équipes atypiques et marginales

Cyclades, une équipe créée de toutes pièces pour le projet-pilote A l’Iria, à l’époque, les équipes de recherches faisaient tout sauf du réseau. Elles faisaient un peu d’informatique par le biais de personnes comme Claude Kaiser, qui était venu s’installer à l’Iria pour animer une équipe travaillant sur les systèmes d’exploitation, mais c’était en fait la seule équipe pratiquement qui faisait de l’informatique à l’Iria à l’époque. [Les autres faisaient] du calcul numérique, de l’automatique bien sûr, et tout ce qui relève des sciences qui considèrent l’informatique comme un outil et non pas comme l’objet même de leur recherche12. Pourquoi choisir de localiser le projet Cyclades à l'Iria ? Si ce choix peut paraître logique puisqu’il s’agit d’un projet informatique, il n’était pas si évident dans le cadre d’un institut qui peinait alors à définir sa voie. Selon Louis Pouzin, ce fut une simple question de « mètres carré ». Le projet a été en quelque sorte imposé à l'institut par la Délégation à l’informatique. Le centre de Rocquencourt n’est pas tourné vers la recherche sur les réseaux au début des années 1970. A son origine les départements qui existent à l’Iria sont l’informatique technique (Langages et Systèmes d'exploitation), l’informatique de gestion (Langages et applications, dont bases de données), les mathématiques appliquées (Grands systèmes, dérivées partielles) et l’automatisme. Le réseau que veut lancer Maurice Allègre ne s’insère pas naturellement dans ces champs, mais dès 1971 la Délégation à l’Informatique prend en charge la constitution d’une équipe en faisant appel à un chef de projet extérieur à l’Iria, et en lui proposant de l’héberger

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Entretien oral avec Louis Pouzin (12 novembre 2002). Entretien oral avec Gérard Le Lann (12 novembre 2002).

6 au centre de Rocquencourt. « La question la plus urgente pour permettre au projet de démarrer est le recrutement du Chef de projet qui serait un informaticien de haut niveau13 ». La Délégation à l’informatique propose la maîtrise d’œuvre du réseau à Louis Pouzin, qui a déjà travaillé sur la réalisation d’un réseau pour la Météorologie nationale et a une expérience et une connaissance des Etats-Unis, pour être allé au Massachusetts Institute of Technology (MIT) en 1963 où il a appris la programmation et participé à la réalisation d’un des premiers grands systèmes de temps partagé, celui de Fernando Corbató, CTSS (Compatible Time-Sharing System). Cet ingénieur programmeur, fin connaisseur des EtatsUnis devient le directeur technique du projet, et doit alors recruter une équipe. Impossible de prendre des gens en interne. Dans ces milieux contrôlés par l’administration, les postes sont aussi rares que les perles dans les caniveaux. Il faut se bagarrer pendant des années pour avoir des postes, donc il n’est absolument pas question de passer un poste d’un service à un autre comme cela […] En plus leurs gens n’avaient pas du tout le profil que je cherchais14.

C’est par le biais des petites annonces mais surtout du bouche à oreille que se constitue l’équipe, et Louis Pouzin cherche à recruter des ingénieurs ayant des profils différents de ceux des premiers chercheurs de l’Iria, et à donner à son projet une forme autre que celle qui existe dans les projets de l’Institut (« comme dans beaucoup de centres de recherches c’était une myriade de petits projets basés sur une à trois personnes, qui sont plutôt des extensions de services universitaires, de labos universitaires15 »). Les proches collaborateurs de Louis Pouzin sont des hommes au profil varié, sortis en général de grandes écoles tels Hubert Zimmermann, diplômé de l’Ecole Polytechnique en 1961, Jean Le Bihan de Supelec, Michel Gien de Centrale, mais certains ont des parcours différents, comme Jean-Louis Grangé qui avait une maîtrise de l’Institut de Programmation de Paris VI, et que Louis Pouzin a connu à la Sacs et à Simca ensuite, ou Jean-Pierre Touchard, « prêté par la CII » et qui a commencé sa carrière comme instituteur « avant de tomber en 1963 dans l’informatique » en intégrant Bull. Par ailleurs Michel Elie de la CII ou Philippe Chailley sont associés au projet pour représenter l’industrie. Leurs expériences sont aussi diverses que leurs études avant l’arrivée à Cyclades. Jean Le Bihan a travaillé aux débuts des systèmes de temps réel dans les aéroports, avant de rejoindre l’équipe Cyclades16, Michel Gien sur un langage pour les systèmes de macro-instructions, Fanny, avant d’entrer au Centre de calcul de l’Iria comme ingénieur système17, Hubert Zimmermann à la SEFT (électronique pour l’armée de terre), sur le projet Sycomore de systèmes de commandement pour l’armée de terre, Gérard Le Lann au Conseil européen de recherche nucléaire. En s’insérant à partir de 1971 à l’Iria, avec un démarrage du projet vraiment effectif en 1972, l’équipe de Louis Pouzin entre dans un institut toujours en cours de définition et même de réorientation, après six années d’existence. De plus sa recherche est marginale par rapport 13

Inria, 88. 16. 005, « Réseau expérimental de calculateurs », mai 1971. Entretien oral avec Louis Pouzin (12 novembre 2002). 15 idem 16 Entretien oral avec Jean Le Bihan (13 décembre 2006). 17 Entretien oral avec Michel Gien (26 décembre 2006). 14

7 aux réalités de l’institut. Installés dans un bâtiment qui leur est propre, les membres de l’équipe Cyclades se sentent un peu en marge de l’Iria, dans un institut coupé en deux, entre sa dimension « mathématiques » incarnée par le Laboria et Jacques-Louis Lions, et le Sesori. Cette distance est perçue par Louis Pouzin et son équipe. Jean-Louis Grangé, membre de l’équipe Cyclades, se souvient : « Le Laboria nous regardait d’un mauvais œil, car nous n’étions pas des grands universitaires, pas profs en fac. Là encore nous étions des cowboys 18». Toutefois le projet est conforme à l’esprit du législateur et aux missions assignées au jeune institut : exécuter un programme de recherche à la fois théorique et appliquée dans un secteur de l’informatique en pleine expansion, et qui suscite des recherches internationales. L’Iria se veut un catalyseur de la recherche française : à ce titre l’hébergement d’un projet de réseau à commutation de paquets semble tout à fait légitime. Son succès dépasse cependant les attentes de l’Iria et rapidement il apparaît que ses objectifs, extrêmement porteurs au plan international, ses nombreuses démonstrations au niveau français, européen et international, ses partenariats divers, le conflit ouvert à partir de 1973 entre l’équipe Cyclades et le monde des télécommunications qui développe parallèlement une recherche sur la commutation de paquets, en font un projet phare de l’Iria mais aussi une source de difficultés dans les relations avec les partenaires extérieurs, d’autant que le discours de Louis Pouzin est extrêmement offensif et engagé. Ces mêmes caractéristiques, d’une équipe exogène, un peu marginale dans ses recherches et parfois dans ses relations aux autres chercheurs de l’Iria, sont encore plus accusées dans le cas de l’équipe des psycho-ergonomes, située « hors-les-murs ».

L’institut a-t-il besoin de « psychologues » ? Jusqu’en 1971, André Bisseret, Jean-Claude Spérandio et Claude Enard restent inconnus de leurs collègues informaticiens de l’Iria. C’est à l’occasion d’une réforme leur imposant de se constituer en projet de recherche19 et leur donnant par la même occasion une visibilité qu’il ne recherchaient pas vraiment, que certains informaticiens vont commencer à mettre en doute le bien-fondé de leur présence au sein du seul institut français dédié à l’informatique. Les archives sont avares de traces en matière de conflit. Le plus souvent, les inimitiés, les conflits de personnes et les luttes d’influence ne se consignent pas dans les cahiers de laboratoire ou les comptes-rendus de réunion. En ce qui concerne la présence plus que contestée d’une équipe de psychologues à l’Iria il est néanmoins possible de relever plusieurs stigmates d’un affrontement qui s’étend de 1971 à 1990. Lors d’une réunion du Directoire de l’institut, le 11 mai 197120, on signifie à Bisseret venu représenter son projet que « l’institut n’a pas besoin de psychologues ». Cet argument reposant sur un topos, celui d’une opposition et de l’impossible collaboration entre

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Entretien oral avec Jean-Louis Grangé (20 août 2007). Bulletin de liaison de la recherche en informatique et en automatique, 1971 (Archives Inria Rocquencourt, Armoire 9). 20 Compte-rendu de la réunion du 11 mai 1971 (Archives Personnelles d’André Bisseret). 19

8 sciences « dures » et sciences humaines, est un classique du débat à Rocquencourt selon les acteurs de l’époque21. Les ergonomes sont placés hors de la sphère de compétence qui échoit à l’Iria et leur légitimité contestée. Face à ces critiques, l’attitude des chercheurs exilés hors les murs est dans un premier temps de faire profil bas et de profiter de leur absence imposée pour essayer de se faire oublier. A tel point que lors du changement de direction en 1972 qui voit André Danzin succéder à Michel Laudet, personne ne songe à avertir le nouveau directeur de l’existence de Bisseret et de son équipe. Lancé dans une réorganisation radicale de la recherche à l’Iria, André Danzin visite tous les projets et décide de leur maintien ou de leur suppression en quatre mois22. Une seule équipe passe au travers des mailles du filet : l’ergonomie de l’informatique. Entre toutes les raisons que l’on peut évoquer pour expliquer cet oubli du secrétaire général pourtant chargé de présenter au nouveau directeur les potentiels de son institut, André Bisseret penche pour une volonté de cacher ce que l’on voit encore comme un moyen de faire entrer de l’argent dans les caisses23, mais probablement pas comme une recherche à valoriser. André Danzin apprend l’existence d’une équipe d’ergonomes travaillant dans son institut fortuitement quelques mois plus tard. Il décide alors d’organiser une visite à Orly pour décider du maintien ou de la suppression du projet. Cette visite se déroule le 8 juin 197324, soit neuf mois après la fin de la grande réorganisation entamée par André Danzin consécutivement à sa prise de fonction. « Vous êtes à part entière dans nos projets » déclare celui qui a fait trembler plus d’un chef de projet. L’ergonomie de l’informatique à l’Inria est critiquée, mais sauvée. L’incompréhension voire l’hostilité à l’égard de ce que certains voient comme un corps étranger ne disparaît pas en dépit du soutien que l’équipe trouve du côté de la direction. La promotion des chercheurs est un des champs d’affrontement sur lequel les ergonomes vont devoir batailler pour obtenir les moyens de se maintenir et de croître au sein de l’Iria puis de l’Inria. Ainsi, en 1983, André Bisseret adresse une longue lettre25 à Jacques-Louis Lions26 dans laquelle il se plaint des arguments utilisés par certains rapporteurs contre la promotion d’un des chercheurs de l’équipe : « l’embauche d’un psychologue en tant que chercheur Inria pose bien sûr le problème de la marginalité de son profil par rapport à la moyenne. Nous sommes un institut de recherche en automatique et en informatique. » La remarque dépasse le cadre de l’enjeu d’une simple promotion, c’est toujours la place de l’ergonomie qui pose problème. 21

Entretiens oraux avec Marie-Pierre Laborne et Suzanne Sebillotte (2001 et 2002). Entretien oral avec André Danzin (2001). 23 « Jusqu’alors, le secrétaire général du moment […] gérait notre contrat mais, dans sa représentation, nous n’avions rien à voir avec ce que faisait l’IRIA ... En gros, il cachait plutôt notre existence […] Au point qu’un beau jour, André Danzin a entendu parlé de nous à l’extérieur, j’ai compris par la suite que c’était assez louangeur […] il s’est trouvé en porte-à-faux et ça ne lui a pas vraiment plu. Il rentre à l’IRIA, et il s’étonne auprès du secrétaire général ; et il lui dit : « vous allez m’organiser une réunion avec l’équipe Bisseret, je vais aller voir ce qu’ils font et après, je déciderai. Ou ils partent, ou ils restent, mais je ne veux pas rester dans cette situation... » (Entretien oral avec André Bisseret, 12 novembre 2001). 24 Répertoire des lettres envoyées par André Danzin de juin 1972 à septembre 1976, lettres 5156 à 8699, page 209 (Archives Inria Rocquencourt, Armoire 11, Boite 02 00 030). 25 Lettre du 30 septembre 1983 adressée à Jacques-Louis Lions (Archives Personnelles d’André Bisseret). 26 Troisième directeur de l’institut. Il succède à André Danzin en 1980. Sur son rôle à l’Inria et comme mathématicien : Dahan-Dalmenico Amy, Jacques-Louis Lions, un mathématicien d’exception, La Découverte, Paris, 2005, 265 pages. 22

9 C’est probablement au sein du Conseil Scientifique, arène où se joue la reconnaissance par les pairs, que les critiques sont les plus dures. L’hétérogénéité vécue de l’équipe s’exprime par des questions faussement naïves après la présentation des travaux de l’équipe. On demande ainsi « quelle forme prennent les débouchés de cette recherche à l’Inria ? Des publications pouvant être utilisées par des non spécialistes par exemple27 ? » ce qui a le mérite de souligner le peu d’intérêt que l’on peut porter aux recherches désormais menées sur le campus de Rocquencourt et l’altérité que ressentent certains informaticiens dans la position de fausse modestie qui consiste à se qualifier de « non spécialiste » en ergonomie.

Quand le chercheur devient militant Si à la virulence des positions prises par l’équipe Cyclades sur la scène française, européenne et internationale, répondent des modes de promotion de leur recherche plus discrets du côté de l’équipe Bisseret, les deux projets vont au fil de leur développement devenir militants, que ce militantisme se manifeste en recherches ou en discours. L’enjeu de la place de l’homme face à la machine L’opposition qui sourd des années 1970 et 1980 à l’Iria (puis Inria) entre ergonomes et informaticiens (non pas tous, mais quelques-uns, défenseurs d’une vision étroite des buts et moyens de cette discipline qui a elle-même souffert d’être le rejeton des mathématiques appliquées et non pas des prestigieuses mathématiques fondamentales28) ne peut se résumer à l’opposition factice que certains croient voir entre « sciences exactes » et « sciences molles ». Le rôle symbolique que se donne l’informatique, son projet politique29 et les mythes autour desquels elle structure le discours que ses acteurs tiennent sur eux-mêmes expliquent cette défiance à l’égard du projet ergonomique, ressenti comme illégitime et menaçant. L’Inria, étudié par Pascal Griset et Alain Beltran30, est un institut dont la naissance se déroule dans un contexte historique marqué par une volonté de rattrapage technologique face à une Amérique bien plus avancée en informatique. En 1966, lors des discussions qui président à la fondation de l’Iria, on met l’informatique au même rang que l’atome dans l’ordre des priorités scientifiques et industrielles31. Il s’agit d’aller vite et de ne pas s’embarrasser de ceux qui souhaitent « aménager », « humaniser » et donc ralentir le développement de cette technologie d’importance. Plus profondément, l’informatique sécrète une vision hégémonique de son apport scientifique à l’égard des autres disciplines. Ainsi, dans les premières années de son existence, l’Iria voit apparaître plusieurs projets dont l’objet ou l’un des objets est d’étudier les apports de l’informatique à l’égard d’autres disciplines sans jamais évoquer la relation inverse.

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Procès verbal de la séance du Conseil Scientifique du 3 juin 1981 (Archives personnelles d’André Bisseret). La carrière de Jacques-Louis Lions qui accorde un indéfectible soutien à l’ergonomie en est un bon exemple (Dahan-Dalmenico Amy, Jacques-Louis Lions, un mathématicien d’exception, La Découverte, Paris, 2005, 265 pages). 29 Au sens de la place qu’elle entend occuper dans la cité. 30 BELTRAN Alain et GRISET Pascal, Histoire d’un pionnier de l’informatique. 40 ans de recherches à l’Inria, EDP Sciences, Paris, 2007, 288 pages. 31 Comité Interminsitériel Structures, 1966 (Archives Inria Rocquencourt, Armoire 19, Pochette DGRST). 28

10 Aussi, quand André Bisseret proclame que « le projet a pour but de contribuer au développement des connaissances et des savoir-faire en matière d’adaptation de l’information et des automatismes aux opérateurs humains. Il s’agit moins d’étudier a posteriori l’effet de l’informatisation que de permettre que des applications informatiques et automatiques adaptées dès leur conception, à la logique des comportements des opérateurs humains32 » il revendique un rôle dans la conception de l’objet que les informaticiens ne sont pas prêts à lui laisser. A ces revendications d’ordre technique, s’ajoute une vision de l’homme au travail qui découle de l’histoire de l’ergonomie33 avant même qu’elle prenne l’ordinateur comme champ d’investigation. Science bicéphale s’attachant à la fois aux gains de productivité et au bienêtre ainsi qu’à la sécurité des opérateurs, l’ergonomie défend un véritable humanisme technique. A l’ergonomie des corps, aux prises avec le moloch industriel, succède l’ergonomie de l’esprit qui doit répondre aux enjeux de l’informatisation : « Le temps réel est au traitement de l’information, ce que le travail à la chaîne est à la production industrielle34. » Les enjeux se situent donc dans la plus parfaite compatibilité entre système et opérateur, gage d’une réduction de la fatigue et des erreurs de compréhension et de manipulation : « C’est l’objectif du projet «psychologie ergonomique» de participer au développement des connaissances sur le fonctionnement opératoire des éléments humains des systèmes, de sorte que ces connaissances puissent être utilisées pour concevoir des machines adaptées aux logiques de fonctionnement de leurs utilisateurs35. » C’est aussi en partie au nom des utilisateurs, que l’équipe de Louis Pouzin prône le développement de réseaux généraux d’ordinateurs, émancipant les usagers, alors les « grands comptes », les administrations, quelques secteurs pionniers telles les banques, assurances, compagnies aériennes, d’un marché captif dominé par quelques grandes compagnies informatiques, au premier rang desquels IBM. Cyclades radicalise ses positions et entre en lutte contre les monopoles En France le discours de promotion de Cyclades repose notamment sur les possibilités offertes par les architectures ouvertes de lutter contre la domination d’IBM, en permettant l’insertion de matériels d’origine hétérogène, et notamment français dans les réseaux, mais l’équipe va aussi se distinguer par la virulence de ses positions face à un autre monopole, celui des télécommunications. En effet, alors que l’Iria se lance dans le développement de son réseau à commutation de paquets, les ingénieurs des télécommunications au sein du Cnet (Centre national d’études des télécommunications) puis du CCETT (rencontre du Cnet et de l’ORTF) développent RCP (Réseau à commutation de paquets) qui repose sur des techniques de commutation par paquets différentes. Alors que les deux projets auraient pu fusionner, dès 32

Equipe de psychologie ergonomique de l’Inria, Présentation des activités du groupe de psychologie ergonomique de l’Iria pour 1979 et 1980, 1980 (Inria Rocquencourt, Armoire 9), p. 3. 33 Clot Yves, Les histoires de la psychologie du travail, Octarès Editions, Toulouse, 1999, pp. 141-151. 34 Introduction de Jacques Villiers, Bulletin de liaison de la recherche en informatique et en automatique n°34, 1977 (Archives Inria, Armoire 9). 35 Equipe de psychologie ergonomique de l’Inria, Présentation des activités du groupe de psychologie ergonomique de l’Iria pour 1984, 1984 (Inria Rocquencourt, Armoire 9), p. 5.

11 1973 les équipes de Louis Pouzin et Rémi Després réalisent l’incompatibilité de leurs démarches, celle de Cyclades reposant sur des datagrammes, celle des télécommunicants sur des circuits virtuels. Il s’agit de divergences sur la manière dont les paquets sont acheminés dans le réseau, à savoir selon un routage adaptatif pour Cyclades, ou en se suivant les uns et les autres pour RCP. Sans entrer dans le détail des avantages et contraintes qu’offrent les datagrammes et les circuits virtuels, ces deux conceptions sont révélatrices de visions différentes entre télécommunicants et informaticiens dans le domaine de la communication. Or, rapidement, Louis Pouzin et son équipe s’expriment clairement contre la solution des télécommunicants, et accusent l’administration des télécommunications de vouloir maintenir un monopole sur le monde de la téléinformatique. « Perhaps anticipating opposition to their unconventional approach, the members of the cyclades group were extremly vigorous in advocating their internetworking philosophy 36». Des discours engagés En 1976 Louis Pouzin, présente une communication dans le cadre de la National Computer Conference à New-York intitulée Virtual circuits vs datagrams- Technical and political problems37. De même à Toronto en août 1976 à l’ICCC38. Le discours de Louis Pouzin est très polémique et l’attaque contre les circuits virtuels et la stratégie du monde des télécommunications on ne peut plus claire39 : il accuse les PTT d’avoir signé un « pacte » pour refuser les datagrammes. Il cherche à montrer que les PTT refusent les datagrammes, alors qu’ils sont plus simples que les circuits virtuels, dont les procédures de contrôle sont redondantes. Pour lui la question des circuits virtuels n’est que la « partie émergée de l’iceberg » et les télécommunicants veulent sortir de leur rôle de « simples transporteurs de bits » pour capter le marché et rendre les utilisateurs otages de leurs choix techniques et de leurs standards. There would be no rationale for the carriers position if they were only concerned with the transport of bits from one point to another. What they actually are up to, is to snatch away the market of terminal handling Indeed, their objective is to sell/rent concentrators, front-ends terminalcontrollers, and terminals. This is supposed to be the juiciest part of the computer market in the years to come. [ …] Then how would the carriers handle all sorts of terminals and protocols for every customized system on the market ? The answer is simple : everyone would have to adjust to the carrier standards. The VC protocol is just the tip of the iceberg, as it is not sufficient for the handling of terminals. The carrier will necessarily define much more than that : virtual terminal, command language, editing facilities, modes of operation , etc40.

36

ABBATE J., Inventing the internet, MIT Press, juillet 2000, 272 p., p 125. Inria, 86.07.006, Papier en-tête de la National Computer Conferences, 10 mai 1976, Intervention de Pouzin sur les questions de datagrammes et circuits virtuels. 38 DESPRES R. « Les origines de l’Avis X25 du CCITT et du réseau Transpac », Troisième Colloque Histoire de l’Informatique, Inria, Sophia-Antipolis, octobre 1993. 39 Inria, 86.07.006, LP/cb 76 49, 10 février 1976 : « A hot potato : Virtual circuits vs datagrams » 40 idem. 37

12 Louis Pouzin choisit de faire un réquisitoire contre la politique des télécommunicants dans le cadre international en pleine connaissance de cause, comme en témoigne une note qu’il a rédigée en février 1976 : Cette manifestation aura certainement une grande importance dans le domaine des réseaux, car elle doit être le lever de rideau de la mise en place des réseaux publics de commutation de paquets. Il est donc opportun de tirer parti de la publicité qui sera faite autour d'ICCC-76 pour démontrer les possibilités de Cyclades. Ceci apportera un soutien aux actions menées actuellement par nos amis canadiens pour obtenir le financement d'un raccordement à Cyclades41. Au regard de cette note, on peut se demander si l’on doit qualifier les interventions de Louis Pouzin de militantes, ou de pragmatiques, le meilleur moyen d’imposer Cyclades étant d’user d’un discours fort et percutant, qui peut servir le projet. Ne disait-il pas d’ailleurs lors d’un entretien en octobre 2008 : « La liberté de penser est un luxe, valable si l’on a raison techniquement ». Toutefois l’investissement actuel de Louis Pouzin dans deux associations luttant contre le poids des Etats-Unis dans la gouvernance d’internet (Eurolinc et Native language internet consortium) et son sourire lorsqu’il se rappelle de la phrase d’un de ses proches collaborateurs, Hubert Zimmerman, (« tu es beaucoup plus contre-pouvoir que pouvoir ») témoignent d’une position engagée de la part d’un ingénieur qui lutte contre les monopoles depuis les années 70 jusqu’à aujourd’hui, que ce soient celui d’IBM, des télécommunications, de Google ou de Microsoft. Ce type d’intervention n’est ni du goût des télécommunicants, ni de celui de la hiérarchie de Louis Pouzin qui se trouve en difficulté après ce discours.

Des innovations durables mais encadrées et recadrées

Les échos scientifiques et médiatiques qu’ont pu obtenir les équipes de Louis Pouzin et de Bisseret, les renouvellements conceptuels qu’elles apportent, contribuent à rendre familier des thèmes pourtant largement ignorés aux débuts des recherches et répondent aux objectifs initiaux de stimulation de la recherche confiés l’institut. Elles vont l’une et l’autre contribuer à une diffusion de conceptions techniques nouvelles, mais rester « sousexploitées » par un institut parfois embarrassé face aux suites à donner à ces développements de chercheurs, qui dépassent les objectifs espérés initialement.

Des limites politiques et institutionnelles En s’exprimant avec virulence à l’ICCC, Louis Pouzin est en contradiction avec la politique définie au plan national. Dans la compétition internationale où est engagée la France, il est fondamental d’allier les efforts. Ses coups d’éclats sont jugés dangereux pour l’image française par les représentants de l’Iria, de la Dieli (qui a remplacé en 1974 la

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Inria, 86.07.006, LP/cb 76 49, 10 février 1976.

13 délégation à l’informatique et est dirigée par J.-C. Pelissolo) ou de la DGT (Direction générale des télécommunications). Les ingénieurs français paraissent plus solidaires de leurs partenaires internationaux qu’entre eux, et suscitent l’inquiétude et la réaction de leurs organismes de tutelle comme en témoigne une lettre d’André Danzin, directeur de l’Iria à Louis Pouzin :

En tout état de cause, j’aime mieux rattacher à une confusion, dont je serais responsable, les difficultés nées de votre discours de Toronto où vous étiez le conférencier invité de l’Ifip. Ce discours, de nature politique, a eu pour effet d’alimenter une polémique entre les Télécommunications et nous-mêmes, et, en conséquence, entre la DGT et notre ministère de tutelle. Cette polémique est néfaste à la défense des intérêts de l’informatique car elle porte le dialogue sur un terrain non constructif. Bien entendu la presse n’a été que trop heureuse de dramatiser le débat. Libre à vous de continuer à penser que nous n’adoptons pas la bonne tactique. Vous avez choisi de servir l’Etat. Je vous demande l’obéissance que ce choix suppose et votre engagement personnel à respecter la règle du jeu que le Directeur des Industries Electroniques et de l’Informatique et moi-même avons décidé de jouer. Pour le reste, vos arguments techniques, exprimés sous notre contrôle, me seront toujours précieux42.

André Danzin, directeur de l’Iria, rappelle à Louis Pouzin, de façon claire, que celui-ci a avant tout un rôle technique (« vos arguments techniques, exprimés sous notre contrôle, me seront toujours précieux ») et une liberté d’expression encadrée. Ce rappel à l’ordre est profondément lié à des questions industrielles, et les Français sont invités à privilégier les accords et l’entente entre eux. L’autonomie très large des chercheurs au plan technique se heurte à de sévères contraintes aux plans politiques et institutionnels, où sont mis en avant le souci de proposer un front français uni face à la concurrence étrangère et un discours respectant le monopole de l’administration des télécommunications. Les limites sont également budgétaires dans un organisme de recherche qui peut valoriser ou désavouer un projet par le biais des financements accordés.

L’équipe de Bisseret, une stratégie de reconnaissance par contournement et autofinancement Les années 1980 sont, pour l’équipe d’ergonomes de l’Inria, le moment d’une consécration paradoxale. Plébiscités par leurs partenaires extérieurs, ils peinent toujours à faire reconnaître la validité de leur méthode et l’intérêt de leurs recherches à l’Inria. Le nombre des champs qu’ils investissent augmentent fortement : gestion des dossiers dans un service d’obstétrique, systèmes de sécurité d’une centrale nucléaire, organisation du système de communication entre navires et centre de contrôle à terre, programmation d’automates industriels ou réalisation de la salle de contrôle du RER A à la station Auber sont autant de moyens de se faire connaître. Un des arguments qui, depuis 1969, permet à l’équipe Bisseret de passer outre les critiques et de se maintenir malgré les multiples réorganisations que connaît l’Inria est la santé 42

André Danzin à Louis Pouzin, N° ADM : LM/197, 25 octobre 1977.

14 financière du projet. En 1980, elle obtient un million de francs43 en passant plusieurs contrats avec des entreprises, des administrations et d’autres groupes de recherche. L’équipe d’ergonomie ne coûte rien à l’Inria, bien au contraire, et cela reste le cas jusqu’au départ de son fondateur en 1990.

Des contraintes économiques pour le réseau Cyclades

C’est-à-dire que Cyclades n’a jamais été une entreprise à caractère commercial, nous n’avons jamais eu de facturation, nous n’avons jamais eu de prix, nous étions financés à fond perdu par la Délégation donc il n’y a jamais eu de modèle économique pour Cyclades, cela aurait été intéressant d’en faire, mais on ne l’a pas fait44.

L’équipe Cyclades n’est pas cantonnée à une « recherche pure », dénuée d’applications ou de vision des futurs utilisateurs, mais on peut au début la rapprocher de celle d’Arpanet: « In the early days of the arpanet, the disctinction between producers and users did not even exist45 ».

Ceci rend le réseau Cyclades d’autant plus vulnérable aux décisions budgétaires qui peuvent le concerner. Si au stade expérimental le projet a pu compter sur des financements variés, émanant par exemple de la DRME (Armée), pour le fonctionnement du réseau, les charges sont vite très largement supportées par l’Iria. Or, en 1975, alors qu’il a quitté le stade expérimental, ses besoins financiers s’accroissent. La mise en exploitation de Cyclades entraîne des coûts en matériel et en personnel qui n'avaient pas à être supportés précédemment, lorsque le réseau était en cours de construction, et l’institut ne considère pas que cela relève de son rôle, et ce dès 1974. Les financements de Cyclades se tarissent peu à peu à partir de 1975, alors qu’en 1974 la Délégation à l’informatique, initiatrice du projet a été supprimée après l’arrivée à la présidence de la République de Valéry Giscard d’Estaing et que la Dieli assure le financement du projet. Et lorsque l’Iria, face au manque de moyens, s’adresse directement à la Direction générale de la recherche scientifique et technique en 197846 pour essayer de sauver le réseau, le rappel à l’ordre politique est à nouveau ferme et explicite. J-C. Pelissolo de la Dieli rappelle à l’ordre le directeur de l’Iria pour ne pas être passé par son intermédiaire. J'ai reçu en copie la lettre adressée le 14 septembre 1978 par le Directeur Adjoint de l'Iria au Directeur de la DGRST, au sujet du réseau de la recherche et des universités. J'attire votre attention sur le fait que cette lettre a été envoyée sans mon accord [ …]. Enfin, je vous rappelle nos conventions antérieures, selon lesquelles

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« Un autofinancement sur contrats extérieurs (…) (recette de l’ordre de 1 million de francs par an. » (Inria Rocquencourt, Armoire 11, Boite 02 00 012, Note n° 226 N /SESORI/Dir. 178/1980). 44 Entretien oral avec Louis Pouzin (12 novembre 2002). 45 ABBATE J., Inventing the internet, MIT Press, juillet 2000, 272 p., p 5. 46 Inria, Dossier n° 2 Cyclades, Armoire projets pilotes, Le directeur de l’Iria à M. le directeur de la DGRST, Obj : Réseau de la recherche et des universités , DA/MP/jg/85/1978, 14 septembre 1978.

15 aucune correspondance à incidence budgétaire ne devait être adressée directement par l'Iria à la DGRST, sans avoir reçu mon accord explicite47.

Des innovations pérennes En 1979 le réseau Cyclades s’éteint, en partie faute de financement et de reprise industrielle, son impact intellectuel et scientifique trouvant par contre des développements féconds notamment dans la réflexion engagée autour des architectures de réseaux ouverts à l’International Organization for Standardization, et dans les premiers temps de ce qui devient l’Internet, l’équipe Cyclades ayant participé à la réflexion outre-atlantique sur les réseaux généraux48. A l’extinction de Cyclades, la légitimité de la mise en place de réseaux généraux, le souci de mettre en œuvre des protocoles assurant le dialogue d’ordinateurs de constructeurs différents (et même dans le réseau internet de réseaux de type différent, pouvant intégrer par exemple des transmissions radio tel le réseau Alohanet qui apparaît à l’Université d’Hawaï) ne sont plus contestés. Penser en terme de réseaux ouverts, de normalisation et de protocoles favorisant les interconnections, de dialogue entre les machines et les réseaux est devenu un lieu commun et une évidence. De même le terme d’ergonomie envahit les discours. Avec le rapport Nora-Minc49 et le livre Banc du CCRI50, l’informatisation de la société, qui passe essentiellement par la multiplication des écrans dédiés à la bureautique, puis par l’arrivée du Minitel à la fin des années 1970 et dans la décennie 1980, est encadrée par un discours officiel qui se veut rassurant. La communication globale, la mise en place d’une intelligence collective et le bureau « sans papier51 » sont les principaux bénéfices que les Français peuvent escompter de « l’informatisation de la société ». L’Inria et ses présidents, André Danzin puis Jacques-Louis Lions en particulier, s’expriment largement dans les médias professionnels ou grand public pour porter la bonne parole. Le 22 décembre 1980, André Danzin intervient en direct sur Antenne 2 avant un reportage sur l’équipe d’ergonomie de l’institut52. Il y défend une

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Inria, Dossier n° 2 Cyclades, Armoire projets pilotes, Note pour Mr le Directeur de l’Iria de la Direction générale de l’industrie, Direction des industries électroniques et de l’informatique (Jean-Claude Pelissolo), 19 septembre 1978. 48 Sur les relations entre Cyclades et Arpanet, voir l’article de V. Schafer : « Le réseau Cyclades et internet : quelles opportunités pour la France des années 1970 ? », séminaire CHEEF du 14 mars 2007, disponible en ligne : http://www.comite-histoire.minefi.gouv.fr/seminaires/les-industries-de-hautetechno/documents6946/downloadFile/attachedFile_5/schafer-reseau-cyclades.pdf?nocache=1199972008.03 49 Décembre 1977. 50 Livre Blanc du CCRI, 1975 (Inria Rocquencourt, Armoire 11, Boite 02 00 021). 51 Le Monde Informatique, KAYAK, l’ébauche du bureau du futur, n°8, 30 mars 1981, p. 1. « L’automatisation des secrétariats (...) on devrait ainsi voir le papier, comme véhicule principal de l’information textuelle, s’effacer au profit des techniques électroniques » (Inria Rocquencourt, Armoire 11, Boite 02 00 047, Pochette Notes 1977, Du traitement de texte à la bureautique, non daté et anonyme). 52 Visible sur le site de l’INA (www.ina.fr/archivespourtous/index.php?vue=notice&from=fulltext&full=ergonomie&num_notice=2&total_not ices=3)

16 ergonomie qui humanise la technologie. De même, en 198553, André Bisseret défend sa discipline dans Le Monde informatique, publication nationale de référence.

Une instrumentalisation des objectifs de l’ergonomie de l’informatique Pourtant, dans les faits, l’ergonomie, au tournant des années 1980, gagne une victoire à la Pyrrhus. Si l’on reprend sa terminologie, certains de ses concepts, l’ergonomie est le fantôme qui hante l’informatique sans l’habiter. Les effectifs progressent peu et on continue de privilégier le fonctionnel à l’adaptation. Si la bureautique consacre la notion d’utilisateur en faisant de l’ordinateur un outil pour la plupart des salariés et non plus seulement pour chercheurs, militaires ou aiguilleurs du ciel, elle ne prend que partiellement en compte les préceptes de l’ergonomie. A l’Inria, avec le projet Kayak, dirigé par Najah Naffah et dont le but n’était rien de moins que d’inventer le « bureau du futur », on se contente encore de « concours entre joystick et souris54 » et non d’études approfondies sur les représentations et les stratégies cognitives de l’opérateur. Dans les années 1980 et 1990, l’équipe d’ergonomes de l’Inria multiplie ses terrains d’intervention, mais la plupart des projets sont encore des demandes curatives pour lesquelles on fait appel à l’ergonome une fois que l’on a constaté que le système ne fonctionnait pas ou mal dans son interaction avec l’utilisateur.

Conclusion

Avec le projet Cyclades et le groupe de recherche en ergonomie de l’Inria se dessinent les contours ambiguës de l’engagement du chercheur qui ne dispose pas forcément de la liberté suffisante pour exprimer ses convictions, pris dans les jeux académiques de pouvoir, la quête de visibilité ou les contraintes d’une politique scientifique55. Sa vision n’est pas nécessairement originellement militante, mais peut au travers de la volonté pragmatique de répondre à un enjeu technique ou industriel posé, apporter un renouvellement des paradigmes qui sous-tendent la recherche, et l’amener à dépasser les objectifs originels et à devoir affirmer une identité et une position d’engagement. Force est de constater qu’ensuite, dans les développements de Cyclades ou de l’ergonomie, une vision globale structure l’orientation des recherches, que ce soit autour de l’idée d’ouverture en matière de réseau ou d’humanisme technologique en ergonomie. Combinaison politico-technique, cette vision des finalités de la recherche et sa mise au service de la construction d’une identité collective autour de projets ou d’équipes devient particulièrement présente en informatique en France, mais également aux Etats-Unis56. Soulignons enfin, que certains usages sociaux de la technique naissent avant la rencontre avec l'usager. Car les années 1960 et 1970 sont celles d’une informatique créée par et pour les concepteurs eux-mêmes qui s’affrontent autour du rôle à donner à ces objets dans

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Le Monde Informatique n° 212, 25 novembre 1985, Langage d’interaction et Ergonomie cognitive. Entretien oral avec André Bisseret (2001). 55 Que celle-ci soit décidée au niveau de l’institut de rattachement ou du pays. 56 Voir par exemple Levy Steven, Hackers, Heroes of the Computer Revolution, Penguin, New York, 2001, 464 pages. 54

17 la société en s’appuyant sur des idéologies contradictoires : ouverture contre systèmes propriétaires en matière de réseaux, prise en compte de l’utilisateur au moment de la conception contre adaptation postérieure aux forceps en matière d’interfaces. Dans une période marquée par la présence de l’utilisateur-concepteur, l’informatique s’adresse avant tout à ceux qui la font. A ce titre, que ce soit en matière de réseaux ou d’interfaces hommemachine, la fin des années 1970 et la décennie 1980 représentent le point de passage vers l’utilisateur, le client et l’usager.

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