d-uns certain paysage

June 18, 2018 | Author: Anonymous | Category: N/A
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D’UNS, CERTAIN PAYSAGE

« Rien n’a changé. Sauf le cours des rivières, la lisière des forêts, rives, déserts et glaciers. À travers ces paysages erre la pauvre âme en peine, disparaît, s’en revient, s’approche ou bien s’éloigne, étrangère à elle-même, toujours insaisissable, une fois sûre, une fois doutant de son existence, tandis que son corps, lui, est, et est, et est, et ne trouve vraiment pas où aller. »1

« Et les hommes vont admirer les cimes des monts, les vagues de la mer, le vaste cours des fleuves, le circuit de l’Océan et le mouvement des astres et ils s’oublient euxmêmes »2. Pétrarque lisant les Confessions d’Augustin au sommet du Ventoux termine ainsi son ascension. Est-il l’inventeur du paysage moderne dès le milieu du XIVe siècle ? Ne le trouve-t-on pas plus inspiré chez les maîtres de la peinture siennoise, Duccio di Buoninsegna ou Simone Martini qui tentent déjà des percées montagneuses sans pour autant faire disparaître les fonds d’or ? Dans le foisonnement des fresques d’un Luca Signorelli à Monte Olivetto Maggiore qui déjà repousse les limites du cadre ? Le paysage n’apparaît-il pas un peu plus tard, au début du XVIe siècle, dans la peinture flamande ? Au fond quelle importance. Ne faut-il pas simplement envisager le paysage comme phénomène purement artistique, comme une « artialisation » du pays, selon les termes d’Alain Roger3 ?

1

Wislawa Szymborska, extrait de « Tortures », cité dans Nan Goldin, Le terrain de jeu du diable, Paris, Phaïdon, 2003, p. 4. 2 Pétrarque, L’Ascension du mont Ventoux, Rezé, Séquences, 1990, p. 40 et 41. 3 Alain Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, nrf, bibliothèque des sciences humaines, 1997.

Il est improbable et périlleux de vouloir trouver une origine précise du paysage dans l’histoire de l’art, plastique ou littéraire, elle reste mystérieuse. Il est encore plus audacieux de vouloir en tracer une histoire. Il n’y en a pas une, elles sont multiples. Il serait absurde de vouloir rapprocher une tradition chinoise ancestrale, les suggestions italiennes médiévales et renaissantes, l’arrivée du paysage comme genre dans les pays du nord, les taches d’Alexander Cozens qui dès le XVIIIe siècle « flirtent » avec l’abstraction ou les traces laissées par quelque Land artist dans une nature apparemment restée sauvage, amas de pierres déversées par Smithson ou simples empreintes, témoignage du passage de Richard Long dans le désert. De la classique veduta aux approches conceptuelles, les visions du paysage s’étirent jusqu’à l’épure pour tracer les nouveaux horizons du monde »4. C’est de cela dont il est question dans l’exposition D’uns, certain paysage qui réunit les œuvres d’Auguste Pointelin, Didier Marcel et Barbara Puthomme. De certitudes en incertitudes, de la rigueur des grands paysages de la fin du XIXième et du début du XXième siècle d’Auguste Pointelin aux préciosités tantôt radicales de Didier Marcel ou infiniment délicates de Barbara Puthomme, de la libération à l’enfermement, l’emprisonnement, ces trois visions, contemplative, contemporaine ou féminine sont autant de portes, grandes ouvertes vers tous les compartiments de la contemplation, de la beauté à l’extase, mais aussi de l’inquiétude, du tragique, instaurant alors un nouveau dialogue, entre le visible et l’invisible, le tangible et l’intangible, la plénitude et le néant. À la mort d’Auguste Pointelin en 1933, Claude Roger-Marx, lui rendant hommage dans la Nouvelle Revue française a parfaitement décelé, derrière l’évidence de l’image, des images, les tensions, bien plus subtiles et si pertinentes qui se jouent derrière elles : "À l'image de ces espaces inhabités qui sont peints toujours de souvenir, délivrés du détail et de l'éphémère, l'art de Pointelin, (...) se dénude de plus en plus (...) Éliminant de plus en plus tout accident pour s'en tenir à l'éternité du sol, aux ondulations de terrains, coupés de rares verticales, Pointelin veut que l'intérêt principal du tableau réside dans un dialogue à voix basse: celui de la terre et du ciel. Ici, de toutes les lignes, la plus pathétique se trouve toujours être la ligne d'horizon". 4

Alexandre Rolla, « Les sentinelles de la désolation », Traversées du paysage, Montbéliard, le 10neuf, 2003.

Chez Didier Marcel aussi, dans un univers qui est le nôtre, celui du début du XXIième siècle, il est question de ce moment, cet instant si fragile et si fort, suspendu entre évidence et disparition. Pour en témoigner, lui aussi, prend en charge l’intemporel. Son travail intègre les constructions de l’homme, mais il est soucieux de la nature, du paysage originel, qu’il traduit dans sa juste contemporanéité. Les arbres, les troncs se dressent comme des guimauves délicatement posées sur des miroirs, entraînés dans un mouvement circulaire et électrique. Le vent est figuré par des éoliennes dressées dans un espace intérieur clos par de grandes baies en plexiglas. Les meules de foin sont protégées dans un cocon fait de la même matière, comme pour évoquer le précieux souvenir d’un monde en disparition. La « disparition » du paysage traduit son évolution, mais aussi celle de l’histoire, de l’histoire de l’art. Les glaneuses de Millet, les champs de blé de Van Gogh sont ainsi emprisonnés dans cette gangue de plastique pour témoigner de cette volonté farouche et collective de ne pas oublier, de figer dans nos mémoires les traces d’un passé idéal. « Le jour tombe. Un grand apaisement se fait dans les pauvres esprits fatigués du labeur de la journée ; et leurs pensées prennent maintenant les couleurs tendres et indécises du crépuscule. Cependant du haut de la montagne arrive à mon balcon, à travers les nues transparentes du soir, un grand hurlement, composé d’une foule de cris discordants, que l’espace transforme en une lugubre harmonie, comme celle de la marée qui monte ou d’une tempête qui s’éveille »5. Le geste de Didier Marcel n’est pourtant jamais épris de nostalgie. Il montre simplement que la vie continue, coûte que coûte, avec ses nouveautés, ses aberrations, mais aussi ses beautés et ses béatitudes qui fixent dans une éternité, la nature jamais altérée par la main de l’homme.

« Là, tout n’est qu’ordre et beauté, Luxe, calme et volupté »6. 5

Charles Baudelaire, « Le Crépuscule du Soir », « Le Spleen de Paris », Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1961, p. 254. 6 Charles Baudelaire, « L’invitation au voyage », « Les Fleurs du Mal », Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1961, p. 51/52.

Barbara Puthomme, elle, saisit le monde au creux de sa main, le pare des plus beaux atours et l’enferme ensuite dans des petites ou grandes chasses de verre, comme pour laisser un témoignage à l’éternité. Dans ce geste, apparemment si anodin, l’artiste réussit à créer un trouble infini qui fige comme s’ils étaient la moitié d’un tout, la beauté et l’effroi, la richesse et la pauvreté, le grand air et l’asphyxie, la biche dans la forêt et le renard écrasé, la vie et la mort, unifiant tout dans la beauté saisissante des matériaux et des gestes qu’elle emploie. Dans un élan, proche de celui de Joseph Beuys, expliquant l’histoire de la peinture à un lièvre mort ou enroulé dans du feutre, dialoguant, trois jours et trois nuits durant, enfermé dans une galerie avec un coyote, cherchant, à travers ce face à face avec l’animalité, les clefs de la pleine compréhension du monde, Barbara Puthomme, en collectant et collectionnant des parcelles de ce dernier, nous emprisonne, avec elle et avec lui, pour, peut-être, enfin, trouver les clefs du regard et celles du temps.

« Là, tout n’est qu’ordre et beauté, Luxe, calme et volupté »7.

7

Charles Baudelaire, « L’invitation au voyage », « Les Fleurs du Mal », Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1961, p. 51/52.

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