Gérer une thèse : angoisses de directeurs et de doctorants

April 24, 2018 | Author: Anonymous | Category: N/A
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Le Libellio d’ AEGIS Vol. 8, n° 1 – Printemps 2012 p. 45-52

Gérer une thèse : angoisses de directeurs et de doctorants

LE 4 DÉCEMBRE 2009, ALAIN NOËL ÉTAIT INTERVENU DANS LE

Alain Noël HEC Montréal

SÉMINAIRE AEGIS (NOËL, 2010) SUR LE THÈME : « QU’EST QU’EST--CE QU’UNE THÈSE ET

Le point de départ de ma réflexion, comme exposé dans le titre, c’est que les étudiants ne se rendent pas compte, souvent, que leur directeur de thèse est angoissé. Souvent, il n’a pas les réponses aux questions que se pose l’étudiant. Il constate le désarroi de ses doctorants, et ne sait pas comment le gérer. Parfois, il donne des indications à l’étudiant, et celui-ci ne comprend pas en quoi ces indications peuvent l’aider. Comment faire face à l’angoisse des deux parties est donc le point de départ de l’ouvrage. Question : Il n’y a que de l’angoisse ? Alain Noël : Non, toute recherche se déroule selon un cycle qui se déroule en diverses étapes. On part de l’enthousiasme, on passe à la solitude et à l’ennui, puis le doute (un sentiment d’incompétence), l’espoir et l’intérêt quand on va sur le terrain, qu’on recueille des données, avec une poussée d’adrénaline, ensuite dépression-paralysie, l’entêtement, la frustration, l’épuisement, le sentiment d’être un imposteur, puis la libération et un grand vide à la fin.

COMMENT LA DIRIGER ? ». L’EXPOSÉ PORTAIT SUR UN PROJET DE LIVRE LIVRE,, QUI EST PARU EN SEPTEMBRE 2011 (NOËL, 2011). DEUX ANS PLUS TARD TARD,, LE 8 DÉCEMBRE 2011, ALAIN NOËL EST REVENU DANS LE SÉMINAIRE POUR UN ÉCHANGE AVEC DES

Peut-on connaître plusieurs fois le cycle ? Peut-on faire des retours en arrière dans le cycle ?

DOCTORANTS ET DES

Tout est possible. Bien sûr qu’il y a des allers-retours mais la roue finira par faire un tour complet. La thèse est souvent la première expérience où la solitude est totale : on est seul, à faire exactement ce qu’on veut faire. Attention, ne sombrons pas dans le désespoir ! C’est aussi très excitant.

THÈSE THÈSE..

La relation avec le directeur est une relation au risque d’échec qui augmente avec le temps qui file. Cette réflexion vaut pour le doctorant comme pour le directeur de thèse (ce dernier est évalué : il ne peut pas se permettre trop d’échecs). La question que se pose le doctorant est : dois-je obéir à mon directeur ? Et, pour le directeur, la question symétrique est : dois-je contrôler mon doctorant ? Qu’en pensez-vous ? L’autonomie vis-à-vis du directeur de thèse augmente-t-elle ou diminue-t-elle le risque d’échec ? Réponse : Cela dépend des moments. Alain Noël : Trop général ! Pensez-vous que la notoriété du directeur de thèse a un impact sur votre risque d’échec?

http://crg.polytechnique.fr/v2/aegis.html#libellio

DIRECTEURS DE

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Certains étudiants croient que la notoriété du directeur de thèse fait diminuer le risque d’échec, d’autres l’inverse ! Il faut se questionner sur l’impact des deux variables combinées : jusqu’où exerce-t-on (ou doit-on exercer) son autonomie selon le degré de notoriété ? L’expérience montre souvent que le travail avec un chercheur de grande notoriété permet plus d’autonomie. Bien des réponses sont possibles mais indépendamment de celles-ci l’enjeu important est une question d’appariement. On voit des binômes directeur de thèse/doctorant mal appariés. Mon message est : une thèse de doctorant est un cheminement et un travail d’équipe. Si je prends mon exemple personnel : je suis souvent à l’étranger, notamment en France. Si un étudiant a besoin de me voir toutes les semaines, cela ne va pas. Il y a, à l’inverse, des directeurs de thèse qui ont besoin de voir leur doctorant toutes les semaines pour se rassurer. Pour les étudiants, une série d’autres questions se posent par delà la renommée du directeur potentiel. Son laboratoire a-t-il beaucoup de ressources ? Ses doctorants soutiennent-ils, trouvent-ils des postes ? Au Canada, dont HEC Montréal, le candidat doit souvent indiquer avec quel(s) professeur(s) il envisage de travailler pour que sa candidature soit retenue. Personnellement, pour moi, le doctorat est une occasion unique, dans une vie, de se former à la recherche, autour d’un sujet qu’on porte pendant plusieurs années. Je cherche donc à amener mes doctorants à l’autonomie, à se construire une capacité de penser en propre. Je gère donc un processus de formation, et, en conséquence, je ne réponds pas à certaines questions. Simplement parce que si c’est moi qui donne les réponses, l’autonomie ne se construit pas. J’accorde par ailleurs beaucoup d’importance au respect des échéances car je sais que le temps dont ils disposent est la ressource qui disparaîtra le plus vite, sans que cela ne se voie. Si une étape de l’échéancier n’est pas finie plus ou moins dans les délais, je les pousse à arrêter et à passer à la suivante. Le livre par exemple (426 pages) a été écrit en cent jours. Il me fallait respecter l’échéance, écrire sans trop d’esprit critique, pour avoir un matériau complet à réviser, à améliorer. Il faut s’astreindre à l’écriture. C’est un exercice, cela s’apprend. Il faut écrire chaque jour et je mets mes doctorants en garde contre la dispersion tout en leur disant de gérer leur isolement car on devient vite très seul. Le meilleur moyen est de partager leurs angoisses avec les autres doctorants, car le directeur a aussi les siennes et les amis, la famille en auront vite assez de les écouter. Je résiste à la tentation de répondre à la majorité de leurs questions, surtout celles qui sous-entendent des approbations ! Je pourrais parfois mais je me l’interdis. Il faut que l’étudiant trouve la réponse lui-même. S’il me propose quelque chose qui me laisse sceptique, ma seule réponse est : 

« Je ne suis pas convaincu. »



« Comment devrais-je faire ? »



« Je ne sais pas, je ne suis pas convaincu. C’est à vous de trouver. » Question : Mais vous lisez ce qu’ils vous donnent ?

Alain Noël : Rarement en détail. Une première analyse ne tiendra pas, je sais qu’elle sera réécrite. Donc, ce n’est pas très utile de lire attentivement ces premières formulations tant qu’ils n’auront pas vraiment entrepris l’analyse de leurs données. Je préfère leur demander de me faire des dessins, de me schématiser leur pensée, de me permettre de les comprendre sans m’échiner sur des textes encore trop embryonnaires qui seront nécessairement repris plus tard. Par contre, lorsque je me lance dans une lecture détaillée, je suis intraitable sur la qualité de l’écriture (orthographe, grammaire, syntaxe) et j’insiste pour que mes étudiants trouvent la

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bonne expression française. Je ne tolère pas tout ce qui pourrait donner une impression de jargon. Question : Vous avez parlé du cycle du doctorant ? Peut-on parler du cycle du directeur de thèse ? Sont-ils synchrones ? Alain Noël : Les choses n’arrivent pas au même moment : je suis désespéré lorsqu’ils n’avancent pas, lorsqu’ils n’assument pas un minimum d’autonomie. Je suis par contre souvent enthousiaste pour mes étudiants à la fin, quand eux sont désespérés. Mais, encore une fois, je gère leur cheminement. Je suis souvent en mesure de voir s’ils réussiront simplement en observant comment ils acquièrent et assument leur autonomie. C’est une autre raison pour laquelle je ne réponds pas aux questions. Les doctorants commencent leur thèse avec cette impression extraordinaire qu’ils ont trois longues années devant eux et la première prise de conscience vient lorsque je leur signale qu’un an vient de s’écouler et que leur projet est à peine enclenché. Plus on avance, et plus l’on constate qu’il faudrait qu’on ait toujours trois ans devant soi, mais le temps est incompressible. D’où la forme qui pour moi est la référence pour les guider et encadrer la gestion de leur projet de doctorat, celle du ballon, de rugby ici, de football (mais pas de soccer…) en Amérique. J’aime bien utiliser cette image pour les diverses étapes ou chapitres de la thèse : dans l’ensemble, démarrage avec une introduction et fin avec une conclusion qui répond à l’introduction. Il en va de même pour la revue de littérature qui doit ouvrir sur la curiosité mais se terminer par des choix : une revue de littérature est là pour guider la suite de la recherche, la collecte des données. Les chapitres doivent s’enchaîner comme des maillons qui passent aussi par la méthodologie et la présentation des données. Souvent les étudiants qui ont procédé à des analyses préliminaires pour trier, classer et valider des données croient que le travail est fini et qu’ils ont presque complété la thèse. C’est souvent pour eux une grande déception de s’entendre dire que je ne vois pas encore leur analyse ! Je dois leur rappeler qu’une analyse se caractérise dans mon esprit par des tableaux croisés. Je vais avoir des concepts qui vont composer un tableau, et dans les cellules, je vais trouver des données. L’analyse est associée au fait de travailler les dimensions que j’ai enrichies par mon matériau empirique. C’est au retour de ces analyses que je lis vraiment la thèse attentivement mais je reviens souvent à la charge en leur disant que je ne suis pas convaincu et qu’en plus je leur demande une interprétation de leurs analyses ! Question : Vous n’abordez pas le problème du choix du sujet. En France, le sujet est une sorte de compromis entre les intérêts du directeur de thèse, les terrains qui s’ouvrent ou non, les financements qu’on peut trouver sur telle question ou non. Alain Noël : Il y a certainement une dimension politique dans le choix du sujet : il faut que le doctorant et le professeur y trouvent leur compte mais qu’il y ait une justification appliquée si on est en gestion. De plus il y a pour moi trois dimensions à réconcilier : il faut trouver une intersection entre une réalité observable, des fondements théoriques et une contribution souhaitée. Quand un étudiant vient me voir en me posant la question : « Comment trouver un sujet de recherche ? », je réponds : il y a des théoriciens, passionnés par les concepts. On peut donc partir de là si on le souhaite. Cela étant, il faut aussi trouver une réalité observable. Et puis je leur pose, moi, la question : « Quelle contribution souhaitez-vous faire ? ». Le sujet sera la rencontre entre ces trois ensembles . Personnellement, je refuse de diriger des

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étudiants qui voudraient s’en tenir à une seule de ces trois dimensions. Je n’y trouverais aucune utilité et je ne m’impliquerais pas dans ce type de projets. Question : Est-on isolé, tout seul à travailler dans son coin, ou une thèse peut-elle s’inscrire dans quelque chose de plus large ? Alain Noël : Pour gérer l’isolement il ne faut pas rester seul dans son coin et préférablement se retrouver dans une équipe pour partager sentiments et expériences. Je répète par ailleurs que, s’il faut gérer l’isolement, il faut aussi éviter la dispersion et se rappeler qu’on n’a que mille jours pour faire une thèse et qu’un jour sans écrire, c’est trois pages de perdues. Question : Voyez-vous une différence entre les doctorants qui viennent du conseil et ceux qui viennent des études ? Alain Noël : Ils ont les mêmes défauts, mais symétriques. Par delà cette boutade, ceux qui viennent du terrain ont souvent des comptes à régler. Ils veulent régler une blessure analytique. Je dis généralement à mes étudiants : une thèse est une très mauvaise psychanalyse. Si vous faites de la recherche qualitative, le chercheur est l’outil, ce qui veut dire qu’il faut le calibrer. S’il est praticien, il faut le sortir de ses préoccupations de praticien, par exemple en maniant plusieurs théories. Le théoricien, lui, sait déjà ce qu’il veut trouver, avant même d’avoir recueilli les données. Donc, il faut lui aussi le calibrer. Quant à ceux ou celles qui n’ont pas encore travaillé, ils doivent vaincre une certaine peur de la réalité, quitter le confort de la théorie mais aussi parfois éviter de trop idéaliser le terrain ! Question : Comment construire un chercheur et l’amener à l’autonomie ? Dans certaines universités françaises, on apprend l’autonomie par l’autonomie, dans la solitude. Alain Noël : Je ne lis pas les documents de mes doctorants (surtout au début, je me contente seulement d’un survol rapide du texte pour pouvoir poser des questions) et je ne réponds pas à leurs questions (et bien sûr, j’exagère un peu…), mais attention, j’interagis avec eux. Si vous êtes autonome vis-à-vis d’un individu (votre directeur de thèse), vous devez cependant être très dépendant d’un échéancier et je questionne mes étudiants sur leur respect de ce calendrier. Au lieu de lire des textes préliminaires en détail je leur dis : « Faites-moi un dessin ! », dessin qui a pour but de me convaincre que les éléments du ballon de rugby sont là. Dans 95% des cas, lorsqu’ils vont arriver à l’analyse, elle ne correspondra pas à la question. Ma première lecture soignée et commentée se fait donc quand ils parviennent à l’analyse. Là, je leur fais souvent prendre conscience que, presque toujours, ils ont oublié la question de recherche. Ils doivent donc démarrer une nouvelle boucle de recherche de cohérence dans la construction de leur chaîne argumentaire en revenant sur la revue de littérature, la méthodologie, la validation des données et des analyses, et là ils sont en position de faire une interprétation. Vous allez dans l’Annapurna. Vous prenez une photo chaque fois que vous montez de dix mètres. Si vous présentez les 1000 photos à vos amis, ils s’endorment au bout de la centième. Une thèse, c’est la même chose. Surtout si elle est qualitative et qu’elle a accumulé une tonne de données. Il faut choisir, organiser, avoir un fil que l’on tient. Il faut prévoir une année pour analyser et interpréter les données. Si vous passez un an et demi sur la revue de littérature, vous n’y arriverez pas et vous n’aurez plus le temps pour l’essentiel : l’analyse et l’interprétation des données. Le directeur de thèse doit donc vivre avec les limites (imperfections) des connaissances théoriques accumulées, arrêter son doctorant même s’il se sent incompétent et l’envoyer recueillir des données.

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Quel est mon système d’évaluation ? Quand je lis une thèse, je cherche trois ballons de rugby. Premier test : les données qu’on me présente correspondent-elles à la revue de littérature ? C’est la validité nominale. Deuxième test de qualité, la validité logique. Lorsque je lis l’analyse, répond-elle à la question de recherche ? L’analyse peut être intéressante, mais ne correspond pas à la question. Généralement, lorsque j’amène mes étudiants à ces deux boucles, ils sont épuisés. Et là, je leur dis : il manque un chapitre : en quoi vos analyses ajoutent-elles aux connaissances antérieures et en quoi votre méthodologie limite-t-elle les conclusions qu’on peut faire ? En maîtrise, on peut parfois se contenter d’une seule boucle pour obtenir une note de passage (un C dans mon environnement québécois), alors que deux boucles peuvent mériter un B, une note moyenne. Pour obtenir le A, il faut les trois boucles. Pour le doctorat, on s’attend à retrouver les trois boucles, et la qualité des trois justifie à mes yeux l’obtention ou non de mentions. L’objectif d’une thèse est bien d’arriver aux trois boucles. Question : Un des rôles du directeur, c’est l’insertion du doctorant dans le milieu. Comment cette dimension est-elle intégrée dans la gestion du processus ? Alain Noël : Vous faites référence aux pressions actuelles qui poussent les étudiants à publier avant de finir la thèse. J’en suis un peu désespéré pour être honnête. Parce que je suis assez avancé en carrière pour être très autonome et que je suis par essence désobéissant ou hors norme, je résiste à cette vague. Je fais ce métier parce que je prends plaisir à former des chercheurs et des praticiens, des gens qui feront de la stratégie dans les entreprises ou qui analyseront intelligemment ces stratégies. Dans mon département, j’ai été responsable de 2005 à 2009 du recrutement des jeunes collègues. Chaque année, j’ai fait plus de vingt-cinq entretiens en profondeur pour des postes. Aucun des candidats que j’ai rencontrés, engagé dans un doctorat sur article, n’a été capable de m’expliquer quelle était sa compétence et quelle était sa véritable question de recherche. Tout ce qu’ils savaient dire était : j’ai un article en revise and resubmit dans tel journal. Je suis persuadé que si on analysait systématiquement les publications abouties de tous les candidats engagés sur la base des articles en révision, l’on constaterait que les promesses n’ont pas été tenues, et cela dans la majorité des institutions qui recrutent sur cette base. Mon expérience est que le taux de promesses tenues est de un sur dix, pas plus. Ceci étant dit, je parle à mes doctorants de l’importance de l’auditoire, tant pour la thèse que pour les articles. Il n’y a pas de format universel pour transmettre des connaissances. L’auditoire premier du doctorant est d’abord fait du directeur de thèse. Ensuite, il y a le jury. Dans mon comité, il y avait Henry Mintzberg. Manfred Kets de Vries, mon directeur de thèse, m’a dit : « You don’t need to convince me, you simply need to reassure Henry. » Il faut savoir qui on doit rassurer, qui on doit convaincre. Pour la thèse, c’est le directeur de thèse et le jury. Un article, c’est un autre auditoire. Si vous voulez mélanger les deux auditoires, vous allez à la catastrophe. Mais une thèse peut et doit se découper en sous-unités destinées à des lecteurs ciblés. Par exemple, la revue de littérature peut être réécrite pour être soumise à l’Academy of Management Review. Les conclusions pragmatiques, quant à elles, devront être soumises à l’Academy of Management executive. Entre les deux, beaucoup de revues reçoivent le contenu des chapitres d’analyse. Il faut donc que l’étudiant soit capable de faire un gabarit de l’article type dans la revue visée (combien de mots en introduction, quel plan, etc.), et réécrire son texte en conséquence. Tout espoir de voir sa thèse acceptée dans un seul véhicule est voué à

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l’échec, tout comme la soumission d’un article refusé dans une revue sous la même forme pour une autre qui appellerait un gabarit différent. Quant à la question des doctorats par cumuls d’articles, doit-on vraiment donner le titre de docteur parce que deux des articles dont la thèse est faite seraient en revise and resubmit, ou acceptés ? Est-ce le rôle de l’université de simplement avaliser des décisions de marché ? Je ne le crois pas. On demande aux jeunes d’aujourd’hui de faire bien des choses impossibles en trois ans : une thèse et des articles publiés. En réalité cela prend souvent de 5 à 7 ans ! Si on veut faire les choses en parallèle, il n’y aura pas de thèse en trois ans. Or lorsqu’un doctorant complète une thèse en 3 ans, il met souvent de 2 à 4 ans à obtenir un article publié (n’oublions pas les longs délais même pour les articles excellents). On ne peut pas à la fois réduire les durées de doctorat et obtenir des publications, cela me semble impossible ! S’il faut compter de 5 à 7 ans pour y arriver, prenons donc trois ans pour faire d’excellentes recherches au doctorat puis deux à quatre ans pour obtenir des publications de qualité. Il faut apprendre à rechercher puis à publier, ce qui va mieux lorsqu’on a un bon matériau. Question : Faut-il lire tout ce qu’on cite ? Alain Noël : Je dis toujours à mes étudiants : quand vous aurez lu quinze à vingt articles, mais lus, vraiment lus, ce sera bien pour commencer. Je leur fais faire des matrices à partir de leur revue de littérature et je leur demande de me décrire le tableau. Plus tard, dans les boucles de révision, ils auront l’occasion de lire plus mais de façon mieux ciblée ! Question : On est tenté, sur Google Scholar de prendre les articles les plus cités. Mais si on se concentre sur 20 ou 30 articles, on risque de passer à côté d’un article moins connu qui a traité de notre question de recherche. Comment gérer ce risque ? Alain Noël : Au même titre que je dis à mes étudiants : « Recommence ton analyse », je leur dis : « Recommence des recherches bibliographiques », avec d’autres mots clefs. Il faut le faire plusieurs fois au cours de la thèse, et là on minimise le risque à la fois de laisser échapper des choses vraiment importantes mais surtout celui de se perdre et de lire trop de choses intéressantes mais inutiles. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut lire beaucoup plus. Je sais que lire est réconfortant pour réduire notre sentiment d’incompétence : le paradoxe c’est que l’accumulation de lectures ne fait qu’augmenter ce sentiment, tant et aussi longtemps qu’on n’a pas de fil conducteur nous permettant de lire de façon « utilitaire ». Question : Qu’est-ce qu’une question de recherche ? Alain Noël : Voilà ce que je réponds à mes étudiants : « Une question de recherche se termine par un point d’interrogation. » Quand je pose la question à mes étudiants, « Quelle est la question de recherche ? », ils me parlent souvent longuement d’un sujet de recherche qui les passionne sans pourtant avoir de question pour le creuser. Lorsqu’ils me soumettent une question par écrit (texte que je lis attentivement), à la fin de leur tirade, il n’y a pas de point d’interrogation… Question : Pourquoi cette insistance sur l’émotionnel ? La thèse, c’est quand même avant tout quelque chose d’intellectuel, non ? Alain Noël : J’oppose intellectualisme à intelligence. Pas intellectuel à émotionnel. Intelligere : chercher à comprendre. L’intellectualisme peut aboutir à la curiosité tous azimuts. Non, une thèse, c’est chercher à comprendre quelque chose et c’est un objectif qu’il ne faut pas perdre de vue tout au long. L’émotionnel marque les temps

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d’activité et d’inactivité des chercheurs : ces émotions sont exacerbées par l’apprentissage de l’autonomie comme nous en discutions précédemment. Dans les démarches qualitatives, l’émotionnel peut à la fois être source de paralysie, de biais mais aussi d’empathie et de sensibilité pour creuser derrière les apparences du matériau recueilli et fournir les pistes d’analyse les plus pertinentes. Je reprends le fil à propos de la question de recherche. Il faut formuler une série d’interrogations sur nos questions de départ et surtout, d’arrivée à la fin du projet de recherche : la question de recherche dépasse-t-elle un problème thérapeutique personnel, dépasse-t-elle le chercheur ? Peut-elle intéresser les autres ? Peut-elle s’expliquer en une phrase claire ? Permet-elle de découvrir quoi que ce soit de nouveau ? La pire chose, c’est souvent d’entreprendre une thèse en voulant dès le départ, consciemment ou non, démontrer quelque chose. J’ai eu une étudiante qui travaillait sur les entreprises born global. Toutes ses données montraient que cette notion ne tenait pas la route. Je lui ai dit, à plusieurs reprises : « Je ne suis pas convaincu… ». Il a fallu qu’elle accepte de ne pas vouloir « illustrer un concept auquel elle croyait » mais de laisser parler ses données pour tirer une conclusion bien plus importante que la démonstration inutile initialement tentée. Voilà un des cas où de fortes tensions peuvent marquer les rapports entre doctorants et directeurs, être sources d’angoisses et de frustrations. Pourtant, en insistant pour dire que je n’étais pas convaincu, elle a progressé quand elle a accepté d’évoluer par rapport à son point de départ, de répondre à une question au lieu de simplement confirmer un biais initial. Il y a bien d’autres paramètres pour aider à formuler une bonne question : les dimensions sont-elles identifiables ? Vos réponses apporteront-elles quelque chose de neuf et d’assez significatif pour y consacrer trois ans ? (Je ne prends pas en thèse quelqu’un qui me dit : « Telle étude a été faite en France, je vais la faire au Québec » sauf si une question de comparaison peut être formulée pour justifier la démarche : je refuse les simples travaux de validation sous prétexte que ce sera un autre échantillon – rarement significatif d’ailleurs). L’obligation que l’on a en doctorat, et dans une carrière académique tout autant, est d’enrichir suite à la formulation de bonnes questions, la pratique par la théorie, et d’enrichir la théorie par l’étude de la pratique. Dans toute thèse, il faut une généralisation théorique, et cela n’a rien à voir avec de la généralisation statistique. Tristement, trop d’étudiants confondent la généralisation de réponses à une question de recherche à une application limitée à certaines populations à paramètres précis, et se défendent de n’avoir fait qu’une étude exploratoire sur la base de quelques cas seulement. Rares sont en gestion les véritables occasions de procéder à de la généralisation statistique pour des questions importantes car rares sont les entreprises présentant au fil des lieux et du temps, des caractéristiques permettant de les classer dans la même population. Par ailleurs le doctorant a non seulement le droit mais aussi l’obligation de proposer une explication théorique riche minimale, avec un certain nombre de mises en garde ou de limites sur son application, suite à sa recherche. Cette généralisation théorique est une obligation minimale selon moi pour obtenir un doctorat, voire une bonne note pour un mémoire de maîtrise. C’est d’ailleurs à ce moment-là, c’est-à-dire à la fin, qu’on peut faire des hypothèses : elles viennent à l’issue du travail qualitatif, pas au début. Question : Comment se passe la recherche de financement pour un doctorat au Canada ?

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Alain Noël : Je vais vous parler plus de la situation québécoise que canadienne car l’éducation et la formation universitaire sont de juridiction provinciale, même si des organismes de recherche sont de nature fédérale. L’étudiant devra chercher des ressources aux deux niveaux, des prêts et des bourses au niveau provincial et des subventions de recherche aux deux niveaux. J’ai précisé que le choix des étudiants ne se faisait pas seulement sur la qualité académique de son dossier mais sur l’identification a priori d’une équipe de recherche (centre, chaire, groupe – nous avons divers véhicules là où en France vous n’avez que des labos, mais nous n’avons pas l’équivalent de vos CIFRE) ou d’un professeur qui voudra entreprendre une recherche dans laquelle les interrogations et compétences de l’étudiant s’inscrivent. Avant d’accepter un étudiant, la direction du programme qui donne des bourses d’études veut s’assurer que le relai de financement sera pris par son éventuel directeur de thèse qui implique ses étudiants dans des demandes de subventions provinciales ou fédérales. L’étudiant est donc normalement impliqué dans un projet où il sera assistant de recherche. Généralement, il sera également impliqué dans ces publications conjointes avec les autres membres de ce qui, chez vous, serait un laboratoire, tout en avançant dans son projet de thèse qui soulève une question précise dans le cadre d’un sujet plus large qui est l’objet du projet financé. Nous avons abordé plus tôt la question de l’isolement : la thèse ne peut pas se faire en situation de retrait du monde et le doctorat est l’occasion d’apprendre un métier et de s’insérer dans des réseaux. En doctorat, les étudiants doivent passer 16 mois en résidence et participer aux activités académiques, se faire connaître et apprécier, s’impliquer dans les demandes de subvention de recherche et on ne les autorise pas à donner des cours tant et aussi longtemps que l’on considère que leur doctorat doit les occuper à plein temps. On offre ainsi le plus possible de bourses d’excellence pour éviter qu’ils se dispersent dans des tâches d’enseignement ou autres. C’est aussi parce que nos ressources d’aide sont limitées que nous limitons les admissions aux candidats que l’on peut jumeler avec des directeurs potentiels.

Références Noël Alain (2010) “Qu’est-ce qu’une thèse et comment la diriger ?”, Le libellio d’Aegis, vol. 6, n° 1, pp. 20-24. Noël Alain (2011) La conduite d’une recherche : mémoires d’un directeur, Montréal, Éditions JFD 

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