Le complément direct objet de mes ressentiments

June 23, 2018 | Author: Anonymous | Category: N/A
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Le complément direct objet de mes ressentiments COMMUNICATION DE MARC WILMET À LA SÉANCE MENSUELLE DU 11 FÉVRIER 2006

C

’est Courteline, je crois, qui conseillait à un jeune auteur dramatique d’intituler sa pièce « sans tambours ni trompettes » sous prétexte qu’on n’y trouvait ni les uns ni les autres. En dépit d’un titre aux accents volontairement cryptiques, je puis vous assurer, chères consœurs et chers confrères, que ma communication traitera bien du complément, du complément direct, même du complément d’objet direct ; et qu’elle vous dévoilera la raison de mes ressentiments, ce pluriel renchérissant sur le singulier de Camille à l’acte IV, scène , d’Horace (souvenez-vous : « Rome, l’unique objet de mon ressentiment ! / Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant ! / Rome qui t’a vu naître, et que ton cœur adore ! / Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore ! ») — peut-être pour manifester que « le complément direct objet de mes ressentiments » n’en serait pas, grammaticalement parlant, l’unique objet ou l’objet unique1. Le terme technique de complément, si familier aux oreilles des « petits Français » à qui « il fallut apprendre à écrire »2, est moins ancien que beaucoup ne le croient ou ne l’imagineraient. Son véritable inventeur se nomme Nicolas Beauzée (le successeur, avec Douchet, de Du Marsais — mort en  — à la rédaction des articles grammaticaux de l’Encyclopédie3), qui l’utilise dans sa

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Texte de l’exposé oral. Chervel (A.), Et il fallut apprendre à écrire à tous les petits Français. Histoire de la grammaire scolaire, Paris, Payot, . 3 Beauzée évoque son prédécesseur avec une considération qui n’exclut pas la franchise ; par exemple : « …M. du Marsais, dont la sagacité dans les matières grammaticales ne sauroit être 2



Grammaire générale de . Voici le passage (livre III, chapitre I, article I ; vol. II, p. )4 : [Un terme] ne devient complexe, que quand on ajoûte à ce terme même d’autres mots qui en changent ou qui en complettent la signification : & c’est une addition de cette espèce que l’on appelle complément.

Il y revient au chapitre II (vol. II, p. -) : …le Complément d’un mot est une addition faite à ce mot, afin d’en changer ou d’en completter la signification : & nous nous sommes proposé d’examiner ici, °. quelles sont les espèces de mots susceptibles de Complément ; °. combien il y a de sortes de Compléments : on peut ajoûter quelque chose à ces deux points de vûe, & discuter °. l’ordre que doivent garder entre eux les différents Compléments d’un même mot.

Au total, une innovation assez marquante pour qu’un des grands initiateurs de l’histoire de la grammaire en général, et de la grammaire française en particulier, Jean-Claude Chevalier, en fasse le pôle d’attraction et comme la marche à l’étoile de sa volumineuse thèse de doctorat, grosse de  pages : Histoire de la syntaxe. Naissance de la notion de complément dans la grammaire française de  à 5. La grammaire scolaire allait vite s’emparer de la notion. Rappelons que le premier manuel destiné à des élèves non adultes, modestement intitulé Élémens de grammaire françoise, est l’œuvre en  de Charles-François Lhomond, dit le « bon Lhomond », responsable, parallèlement, du De viris illustribus et d’une Doctrine chrétienne6. Puisant son bien un peu douteuse, ne s’est pas expliqué sur cet objet avec la clarté qui lui est ordinaire » (p.  de l’ouvrage mentionné en note ). 4 Cité (en graphie originale) d’après la nouvelle édition en facsimilé avec une introduction par B.E. Bartlett, Stuttgart-Bad Cannstatt, Friedrich Fromann Verlag,  ;  vol. 5 Genève, Droz, . 6 Voir déjà « La guerre des fonctions n’aura pas lieu », dans Bulletin de l’Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises, , , p. -. Voir aussi ma communication du  octobre  (« Un démonstratif à vous coller une de ces migraines. Réflexions sur un singulier pluriel ») :



partout, il allie quelques rudiments d’aristotélisme transmis par la grammaire générale de Port-Royal et des Encyclopédistes aux préoccupations esthétisantes issues de Vaugelas 7. Le jacobinisme centralisateur de la Révolution, de l’Empire, de la Restauration et de la République assigne à cette entreprise utilitariste la mission d’inculquer l’orthographe. La grammaire cesse d’être une science. Trois avis convergents devraient suffire à convaincre les éventuels sceptiques. Avec le développement de l'enseignement du français, les préoccupations orthographiques finissent par constituer le fond de la grammaire, et l'on peut dire e

que les grammaires au milieu du XIX siècle sont, pour une large part, des manuels d'orthographe. (G. Gougenheim, Système grammatical de la langue française, Paris, d’Artrey, , p. ) Ces grammaires scolaires […] sont dues, en général, aux inspecteurs de l'enseignement, à des enseignants, parfois à des professeurs d'université. Leur principale caractéristique est l'indigence de théorie et d'esprit méthodique […]. Il importe de noter que cette grammaire scolaire est avant tout un amas de règles visant l'usage écrit de la langue : la grammaire n'est qu'un prétexte à l'enseignement de l'orthographe (et tout particulièrement du problème de l'accord du participe passé). (P. Swiggers, « Grammaticographie », dans Lexikon der Romanistichen Linguistik, G. Holtus, M. Metzeltin et Ch. Schmitt éds, Niemeyer, Tübingen, , V, 1, p. ) …cette prétendue science de la langue n'est qu'un monstrueux bric-à-brac, échafaudé au cours des décennies. Elle réussit à en imposer grâce à ses innombrables silences, et surtout à la relation pédagogique où elle s'insère, fondée sur l'autorité et sur l'obéissance. Grâce aussi à l'orthographe qui, par son caractère institutionnel, apporte à la grammaire scolaire une sanction d'authenticité et de scientificité. […] Institution orthographique et théorie grammaticale s'épaulent l'une l'autre, « Depuis le XIXe siècle, en France et dans les pays de culture française, la discipline grammaticale, vouée par l’école publique au service d’une nouvelle religion : l’orthographe, s’inculque sur le mode du “petit catéchisme”. Toute rigueur en est bannie. » 7 Arnauld (A.) & Lancelot (C.), Grammaire générale et raisonnée, Paris, .— Vaugelas (C. Favre de), Remarques sur la langue françoise utiles à ceux qui veulent bien parler et bien escrire, Paris, .



empêchant le scandale d'éclater. Car c'est bien d'une véritable mystification que sont victimes les élèves, et les maîtres. L'appareil des concepts à partir desquels ils travaillent s'effondre comme un château de cartes quand on le soumet à une analyse rigoureuse. (A. Chervel, op. cit. en note , p. )

« Château de cartes », oui, que les praticiens, confrontés à la « syntaxe d’accord », vont édifier pièce à pièce et au coup par coup. Le résultat orthographique espéré devait, présumaient-ils, découler de l’étude des fonctions syntaxiques, ce domaine réservé de la grammaire scolaire française (les sujets, les compléments, les attributs, les appositions, les apostrophes et autres épithètes détachées dont nul écolier anglais, américain ou chinois n’a jamais entendu parler). Première fonction : le sujet, nécessaire à l’accord du verbe, et d’ores et déjà au participe passé « conjugué avec être » (peu importe qu’il s’agisse de l’auxiliaire de Marie est sortie tôt ce matin ou de la copule de La mer est démontée). On le découvre en posant la question « qui est-ce qui ? » pour les animés, « qu’est-ce qui ? » pour les inanimés : — Qui est-ce qui est sortie ? — Marie. — Qu’est-ce qui est démonté ? — La mer. Bien sûr, Il tombe des cordes interrogé — Qu’est-ce qui tombe ? trouve la réponse — Des cordes (un pluriel pour un verbe au singulier). Bon, vous n’aurez qu’à faire de cordes le « sujet réel » et de il le « sujet apparent ». L’« apparence » sauve l’accord du verbe tombe et le cas échéant celui du participe passé : Les cordes qu’il est tombé… Et maintenant l’accord du participe passé « conjugué avec avoir » (par exemple La baguette que le boulanger a cuite… ou aussi, hélas, malgré l’auxiliaire être d’une « voix pronominale » qu’il faudra dès lors distinguer soigneusement de la « voix active », La baguette que le boulanger s’est cuite) ? Deuxième fonction : le complément. Il est appelé à la rescousse au sens étroit de « complément du verbe », non plus au sens large d’« addition » à un mot quelconque que lui reconnaissait 8 Beauzée . Complément, mais complément direct, attention, comprenez « sans 8

La grammaire scolaire ne consentira une exception qu’en faveur du « complément du nom » ou du « complément déterminatif », c’est-à-dire une épithète nominale, le vocable épithète ayant été d’emblée réservé à l’adjectif (au point que plusieurs grammairiens, et Grevisse encore, entendent épithète comme un synonyme d’adjectif, auquel l’apparie la collocation adjectif épithète ; voir Le Bon Usage, Paris-Gembloux, Duculot, , §  : « [On omet l’article] devant le nom apposé ou attribut quand ce nom n’a qu’une valeur d’épithète, de simple adjectif »).



préposition », car par exemple le nom farine de La farine dont le boulanger s’est servi… n’entraîne pas l’accord au féminin de servi. Complément direct, mais encore complément direct d’objet, puisque par exemple le nom féminin nuit de C’est la nuit que le boulanger a cuit… n’influence pas davantage le participe masculin cuit. On retire des compléments utiles ces compléments de second ordre, répondant aux questions ubi, quibus auxiliis, cur, quomodo, quando des vieux rhéteurs en vue de retracer les circonstances relativement accessoires de lieu, d’instrument ou de moyen, de cause, de manière et de temps. Va pour des compléments circonstanciels. Restent les questions de premier ordre quis et quid ou, en français, qui ? et quoi ? à poser derrière le verbe : — Marie aime qui ? — Pierre. — Le boulanger cuit quoi ? — Une baguette, etc. Prenez garde seulement à ne pas ramener dans vos filets un attribut, sorte de complément à faux nez, répondant malicieusement ou insidieusement à la question quoi ? (par exemple Marie est ambassadrice : tous les écoliers de France et de Navarre ont risqué un jour Marie est quoi ?), alors qu’il laisse le participe passé insensible : C’est ambassadrice qu’a été Marie. Le grammairien Saint-Germain (Principes élémentaires de grammaire et d’analyse grammaticale, ) sermonne les 9 pécheurs en puissance : Le verbe être n’ayant pas de complément direct, on appelle attribut le mot qui paraît en être le complément direct.

Dès ce moment, le complément direct d’objet occupe le haut du pavé des manœuvres grammaticales. Pour libeller la règle d’accord du participe passé « conjugué avec avoir », les instituteurs donnent la priorité à cet objet qui semble compléter harmonieusement le sujet de la règle d’accord du participe passé « conjugué avec être », si bien que le complément direct d’objet devient par permutation complément d’objet direct ; que les élèves (et même les maîtres, vous le constaterez dans la citation suivante) commencent à parler d’« objet direct » et propulsent la vedette incontestée du cours de grammaire à la gloire du sigle : C.O.D. En tout état de cause, la formulation s’inscrit pour des générations dans le

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Rapporté par André Chervel, op. cit. en note , p. .



marbre (je la cite d’après l’opuscule Savoir accorder le participe passé de Grevisse, mais elle se retrouve partout, et vous en avez gardé, j’en suis sûr, le souvenir indélébile) : Le participe passé conjugué avec avoir s’accorde en genre et en nombre avec l’objet direct quand cet objet précède : Ces livres, je les ai lus. Les histoires que tu as racontées. Il reste invariable si l’objet direct suit ou s’il n’y a pas d’objet direct : J’ai lu tous ces livres. Tu as raconté des histoires. Elles ont tremblé. Nous avons obéi.

Ce C.O.D. mérite-t-il une pareille révérence ? Pas le moins du monde. Je conduirai la démonstration en deux étapes. Primo, les usagers d’avant la grammaire scolaire n’en avaient pas eu besoin pour mettre les accords. Secundo, son invention ne fait que compliquer les choses en superposant progressivement une logique grammaticale aveugle à la logique de la langue.

Beauzée publie le tableau des compléments primitivement composé pour l’article de la grande Encyclopédie dans l’abrégé que constitue l’Encyclopédie méthodique. Le régime, voilà en effet l’antienne des grammairiens depuis le seizième siècle. Fondamentalement, le participe passé — aussi nommé « participe passif » ou « participe parfait » sur le modèle du perfectum participium des Latins — est un adjectif et, à ce titre, « régi » par un substantif « régime » qui lui dicte sa « convenance » ou son accord. Jacques Dubois, dit Sylvius, en tire dès  les conséquences maximales (je le cite de seconde main d’après l’ouvrage de Livet, 10 tout en modernisant les graphies) : RÉGIME

Dans cette périphrase [j’ai aimé, tu as aimé, il a aimé, nous avons aimé, vous avez aimé, ils ont aimé], il faut avoir bien soin de faire accorder le participe avec le substantif, exprimé ou sous-entendu. — Ex. : j’ai ou nous avons aimé l’homme ; j’ai ou nous avons aimés les hommes ou les métaux. — Au féminin, ajoutez un e, et de plus un s au pluriel. — Ex. : j’ai ou nous avons aimée la femme ; j’ai ou nous avons aimées les Livet (C. L.), La grammaire française et les grammairiens du XVIe siècle, Paris, Didier,  ; citation p. .

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femmes ; c’est la tournure latine : habeo amatum hominem, habes amatas fœminas. […] Cette règle ne paraîtra pas extraordinaire si l’on veut bien examiner ce qui se fait au passif, où un homme dit : je suis aimé, et une femme : je suis, tu es aimée. Mais, dirat-on, qui a jamais entendu dire : j’ai reçues tes lettres, habeo receptas tuas litteras ? — Qu’on s’accoutume à suivre la règle, on finira par trouver cette forme moins dure, et on l’emploiera de préférence.

Notez que tel est bien l’usage de Ronsard : « Mignonne, allons voir si la rose / Qui ce matin avait déclose / Sa robe de pourpre au soleil… » (robe étant le régime de déclose). Mais l’insistance de Dubois-Sylvius sur la forme « dure » de certains « actifs » (i.e. les participes passés conjugués avec avoir) prouve que l’accord n’en était déjà plus majoritaire. Clément Marot fixera la doctrine dans une lettre fameuse de  « à ses disciples » (on se souviendra à toutes fins utiles que le nom amour était féminin)11 : ENfans, oyez vne leçon : Nostre langue à ceste facon, Que le terme, qui va deuant, Voulentiers regist le suiuant. Les Vieilz Exemples ie suiuray Pour le mieulx : car, a dire vray, La Chancon fut bien ordonnee, Qui dit, m’Amour vous ay donnée : Et du Basteau est estonné, Qui dit, m’Amour vous ay donné. Voyla la force, que possede Le Femenin, quand il precede. Or prouueray, par bons Tesmoings, Que tous Pluriers n'en font pas moins : Il fault dire en termes parfaictz, Dieu en ce Monde nous a faictz : 11

Citation d’après la transcription de Rickard (P.), La langue française au seizième siècle. Étude suivie de textes, Cambridge, Presses universitaires, .



Fault dire en parolles parfaictes, Dieu en ce Monde, les a faictes, Et ne fault point dire (en effect) Dieu en ce Monde, les a faict : Ne nous a faict, pareillement : Mais nous a faictz, tout rondement. L’italien, dont la faconde Passe les vulgaires du monde, Son langage a ainsi basty En disant : Dio noi a fatti.

Contre l’avis de Louis Meigret (), qui voyait là une « incongruité », Pierre Ramus, en , généralise la conclusion grammaticale : le participe passé conjugué avec avoir s’accorde « si le substantif précède » (exemple : Ce sont les grâces que Dieu vous a données vs Dieu vous a donné ces grâces — où, soit dit par parenthèse, il ne craint pas de reconnaître un infinitif —, non pas Dieu vous a données ces grâces, « que l’usage […] combat »12). Il réalisait ce faisant l’alliance sacrée du poète et du grammairien prônée par les Commentari grammatici de Despautère et que scellent aussi Maupas, Oudin et Malherbe13. Sur le terrain, les infractions continuaient néanmoins à se multiplier, dans les deux sens du participe passé à régime antérieur inaccordé et du participe passé à régime postérieur accordé. À l’inverse, un excès de zèle au bénéfice de l’invariation va jusqu’à contaminer les « passifs » i.e. le participe passé conjugué avec être 14 (Racan écrit ainsi : « Que seroit devenu cette amour paternelle ? ») .

Livet (1859), p. - et -. Voir Livet (), p. , note  : « — Qu’est-ce que la grammaire ? — C’est l’art de parler et d’écrire correctement, comprenant l’explication des poètes. — Est-ce que le grammairien n’a pas à expliquer les historiens et les orateurs ? — Si, sans nul doute. — Pourquoi donc votre définition ne parle-t-elle que des poètes ? — Parce que le vrai poète est à lui seul, en quelque sorte, tous les écrivains, comme l’homme est toutes les créatures, comme l’âme, selon Aristote, est tout, parce qu’elle a en elle les images de tout. Ainsi le poète divin, dépasse tous les écrivains… Le plus près possible des poètes sont les grammairiens. » 14 Cité par Brunot (F.), Histoire de la langue française des origines à , Paris, Colin, vol. III, , p. . 12 13



Claude Favre de Vaugelas, l’« arbitre des élégances », l’oracle des Précieuses et des Précieux, ne tergiverse pas, sonne la fin de la récréation et fait de la consigne marotique un savoir-vivre mondain. Le chapitre De l’usage des participes passifs, dans les prétérits aligne aux pages - des Remarques sur la langue françoise () dix exemples, les huitième, neuvième et dixième qui « ne reçoivent point de difficulté, toute la Cour et tous nos bons auteurs en [usant] ainsi », les troisième, quatrième, cinquième, sixième et septième « contestés, mais la plus commune et la plus saine opinion est pour eux », le premier et le deuxième « sans contredit » : J’ai reçu vos lettres (le « prétérit va devant le nom qu’il régit » et « le participe est indéclinable »), Les lettres que j’ai reçues… (le « nom va devant le prétérit » et le participe s’accorde). La bizarrerie d’antan s’annonce désormais irréversible. Il revient à l’abbé d’Olivet () l’immense mérite d’en avoir trouvé l’explication 15 psychologique : Olivet (P. J. Thoulier d’), Remarques sur la langue française, Paris, Barbou,  (voir l’accord du participe aux p. -). Il est plaisant de retrouver aujourd’hui cette explication chez Cavanna ou chez Pennac : « Quand, à l’horizon du cours de français, se lève pour la première fois, nuage lourd de menaces, le participe passé conjugué avec l’auxiliaire avoir, l’enfant comprend que ses belles années sont à jamais enfuies et que sa vie sera désormais un combat féroce et déloyal des éléments acharnés à sa perte. L’apparition, dans une phrase que l’on croyait innocente, du perfide participe passé déclenche, chez l’adulte le plus coriace, une épouvante que le fil des ans n’atténuera pas. Et, bien sûr, persuadé d’avance de son indignité et de l’inutilité du combat, l’infortuné qu’un implacable destin fit naître sur une terre francophone perd ses moyens et commet la faute. À tous les coups. […] Pourtant, s'il est une règle où l'on ne peut guère reprocher à la grammaire de pécher contre la logique et la clarté, c'est bien celle-là. […] Quoi de plus lumineux ? Prenons un exemple : J'ai mangé la dinde. Le complément d'objet direct la dinde est placé après le verbe. Quand nous lisons J'ai mangé, jusque-là nous ne savons pas ce que ce type a mangé, ni même s'il a l'intention de nous faire part de ce qu'il a mangé. Il a mangé, un point c'est tout ! La phrase pourrait s'arrêter là. Donc, nous n'accordons pas mangé, et avec quoi diable l'accorderions-nous ? Mais voilà ensuite qu'il précise la dinde. Il a, ce faisant, introduit un complément d'objet direct. Il a mangé quoi ? La dinde. Nous en sommes bien contents pour lui, mais ce renseignement arrive trop tard. Cette dinde, toute chargée de féminité qu'elle soit, ne peut plus influencer notre verbe avoir mangé, qui demeure imperturbable. Notre gourmand eût-il dévoré tout un troupeau de dindes qu'il en irait de même : mangé resterait stoïquement le verbe manger conjugué au passé composé. Maintenant, si ce quidam écrit La dinde ? Je l'ai mangée ou La dinde que j'ai mangée, alors là, il commence par nous présenter cette sacrée dinde. Avant même d'apprendre ce qu'il a bien pu lui faire, à la dinde, nous savons qu'il s'agit d'une dinde. Nous ne pouvons plus nous dérober. Nous devons accorder, hé oui. Mangée est lié à la dinde (c'est-à-dire à l' ou à que, qui sont les représentants attitrés de la dinde) par-dessus le verbe, par un lien solide qui fait que mangée n'est plus seulement un élément du verbe manger conjugué au passé composé, mais également une espèce d'attribut de la dinde. Comme si nous disions La dinde est mangée » (Mignonne, allons voir si la rose…, coll. du Livre de poche, p. ). « — Dis voir, Ben, est-ce que tu pourrais me dire pourquoi cette saloperie de participe passé s’accorde avec ce connard de C.O.D. quand il est placé avant cet enfoiré d’auxiliaire être ? — Avoir 15



Au reste, si l’on demande […] pourquoi le participe se décline lorsqu’il vient après son régime ; et qu’au contraire, lorsqu’il le précède, il ne se décline pas : je m’imagine qu’en cela nos Français, sans y entendre finesse, n’ont songé qu’à leur plus grande commodité. On commence une phrase, quelquefois sans bien savoir quel substantif viendra ensuite. Il est donc plus commode, pour ne pas s’enferrer par trop de précipitation, de laisser indéclinable un participe, dont le substantif n’est point encore annoncé, et peut-être n’est point encore prévu.

Certes, des difficultés subsistaient. Grammatici certant et discutent ou disputent principalement du participe passé « qui ne finit pas la période ni le sens » (Vaugelas). Par exemple Les habitants nous ont rendu/rendus maîtres de la ville ou La ville que le commerce a rendu/rendue puissante : invariation selon Vaugelas et les Messieurs de Port-Royal, variation selon Thomas Corneille et Olivet, vs Nous nous sommes rendus maîtres de la ville, dont le « passif » rend le participe passé « déclinable » (Vaugelas, appuyé de Corneille et d’Olivet mais combattu par Arnauld et Lancelot)16. Ou encore Je les ai fait peindre et Ils se sont fait peindre : « toujours indéclinables » (Vaugelas) de même que C’est une espèce de fortification que j’ai appris à faire en toutes places fortes, puisqu’il « faut aller en ces sortes de phrases jusqu’au dernier mot qui termine le sens et que par conséquent c’est toujours le dernier mot des phrases entières, qui a rapport au substantif précédent, et non pas le participe, qui est entre-deux… » (ibid.). Olivet apporte toutefois le bémol d’un subtil distinguo entre (Cette femme), je l’ai vu peindre = ‘j’ai vu faire son portrait’ (car « le régime se rapporte à l’infinitif ») et Je l’ai vue peindre = ‘je lui ai vu le pinceau à la main’ (car « le régime se rapporte au participe ») [p. ]. Le ver entrait dans le fruit. On s’écarte dangereusement de la sagesse d’un Maupas… en  : « …si ledit participe est suivi de quelque infinitif, il sera indifférent de se , Jérémy, devant l’auxiliaire avoir. — Si tu préfères. Théo est pas foutu de m’expliquer. — Moi, la mécanique… fait Théo avec un geste évasif. Et j’explique, j’explique la bonne vieille règle en déposant un paternel baiser sur chaque front. C’est que, voyez-vous, jadis, le participe s’accordait avec le C.O.D., que celui-ci fût placé avant ou après l’auxiliaire avoir. Mais les gens rataient si souvent l’accord quand il était placé après que le législateur grammatical mua cette faute en règle. Voilà. C’est ainsi. Les langues évoluent dans le sens de la paresse. Oui, oui, déplorable » (Au bonheur des ogres, coll. Folio, -). 16 D’ailleurs, Vaugelas reconnaissait bien volontiers que « force gens n’admettent point la différence » avec les précédents.

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conformer à son accusatif ou de demeurer neutre singulier. Exemple : Avez-vous vu la Reine ? Oui, je l’ai vu parler, ou je l’ai vue parler à Monsieur l’Ambassadeur. »

Le funeste C.O.D., sous couleur de simplification et de rationalisation, va embrouiller définitivement les esprits, au grand dam des élèves et du public, mais pour le plus grand profit de la grammaire désormais alimentaire. Cette thèse inhabituelle, et que d’aucuns estimeraient passablement subversive, se vérifie en six points. Premier point La substitution des deux fonctions de sujet et d’objet à l’unique régime occulte le mécanisme commun à l’accord du participe passé conjugué avec être et avec avoir ou, en l’occurrence, la mise en rapport d’un mot apport avec un mot support habilité à lui fournir ses marques de genre et de nombre : La baguette est cuite ou La baguette que le boulanger a cuite… offrent le même mot support baguette (féminin et singulier) au participe passé cuite. Conférant la primauté tantôt au sujet, tantôt au complément d’objet direct, les règles d’accord, ressassées, rabâchées, revêtent des allures de formules un peu magiques, presque incantatoires. Accessoirement, le participe passé « employé sans auxiliaire » (par exemple une baguette trop cuite…) fait figure d’exception, lui le bon élève de la classe, en s’accordant « comme un adjectif avec le mot auquel il se rapporte ». Deuxième point Immense conséquence (quoique à ma connaissance jamais signalée) d’une petite cause, la quête à tout prix du complément entraîne la tripartition des verbes en : (1) verbes transitifs : ceux qui ont ou — la doctrine n’est pas fixée — peuvent avoir un complément d’objet (subdivisés en « transitifs directs » et en « transitifs indirects » chez certains grammairiens) ; (2) verbes intransitifs : ceux qui n’ont pas ou ne peuvent pas avoir de complément d’objet ; (3) copules : ceux qui se construisent avec un attribut.

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Malgré des raisonnements qui tournent en rond (ce sont finalement les compléments qui décident du statut des verbes au lieu du contraire), d’assez piteuses échappatoires (les verbes intransitifs ou réputés tels ont la faculté de prendre un complément présumé interne — le vieux subterfuge de la viande baptisée poisson : vivre sa vie et danser la carmagnole ou « …Quand nous aurons tremblé nos derniers tremblements… » [Péguy], mais aussi « …ces nuages cabrés se mettent à hennir tout un univers de villes auriculaires » [Apollinaire], etc.) et l’hostilité croissante des linguistes (Maurice Gross : « La conclusion qui s'impose à nous, après l'étude des données qui précèdent, est que les notions transitif et objet direct sont complètement inutiles pour les descriptions grammaticales, elles ne correspondent à aucun phénomène linguistique précis et la fixation aveugle de tels concepts a certainement beaucoup contribué à l'arrêt du progrès et à la régression dans la description des langues, sans parler des dégâts qu'elles continuent à 17 occasionner dans l'enseignement » ), les lexicographes modernes s’acharnent à munir chaque verbe français d’une pancarte v. tr. ‘verbe transitif’, v. intr. ‘verbe intransitif’ ou v. tr. ind. ‘verbe transitif indirect’, sans compter verbe pronominal ou verbe impersonnel18. Troisième point Bien que les « verbes pronominaux » construisent leurs formes composées avec l’auxiliaire être, ils accordent parfois leur participe passé comme s’il se conjuguait avec avoir. Dès le dix-huitième siècle, Louis de Dangeau, dans ses Opuscules sur la grammaire française19, en propose quatre groupes, tranches de pain bénit dont se repaîtra dare-dare l’École : ° des « réfléchis » (par exemple Marie se regarde dans la M. Gross, « Remarques sur la notion d’objet direct en français », dans Langages,  (, p. . 18 Dans sa communication « La grammaire selon Cavanna ou de la rose aux épines » (à paraître dans les Actes du colloque de Tromsø sur « Les fonctions grammaticales : histoire, théorie, pratiques »), Anne-Rosine Delbart observe que Littré se contentait encore de mentionner, à la façon de la grammaire latine et en s’autorisant de Du Marsais, des verbes « neutres », qui ne sont « ni actifs ni passifs », mais en précisant à la rubrique neutre : « Neutre, transporté dans notre grammaire, s’applique aux verbes qui expriment une action en elle-même, sans aucun régime, comme marcher, mourir, et auxquels il est impossible de donner un régime direct (on dit mieux aujourd’hui verbe intransitif) ». Toute la puissance de la grammaire scolaire apparaît dans l’intervalle de Littré à Robert. 19 Réédités par M. Ekman, Uppsala, Almqvist & Wiksells, . 17

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glace), ° des « réciproques » (par exemple Pierre et Marie se chamaillent), ° des « neutres » (par exemple Marie et Pierre se sont évanouis), ° des « passifs » (comme chez Prévert « Les feuilles mortes se ramassent à la pelle »). Je dirais en termes modernes que le pronom réflexif se est caduc en ° et ° mais morphologiquement persistant ou nécessaire à la forme en ° et sémantiquement persistant ou nécessaire au sens en °. Quoi qu’il en soit, les participes passés en ° et ° suivent le modèle de l’auxiliaire être et s’accordent avec le sujet ; les participes passés en ° et ° suivent le modèle de l’auxiliaire avoir et s’accordent le cas échéant avec le C.O.D. Encore convient-il de débusquer ce C.O.D., une quête qui oblige les élèves dûment assouplis à une furieuse gymnastique consistant à remplacer être par avoir : La tâche qu’elles se sont imposée… égale (les exemples sont de Grevisse) « …qu’elles ont imposée à elles », Elles se sont croisé les bras égale — et tant pis pour la correction française, le participe passé a tous les droits et vaut tous les sacrifices — « elles ont croisé les bras à elles ». Il y a mieux. Quand le « champion du monde d’orthographe » (sic) mitonne à l’intention de « juniors », de « seniors » et d’« adultes professionnels » (resic) une 20 petite dictée savamment vicelarde , il y glisse évidemment la couleuvre d’un participe passé : Combien de télescopes, de caméscopes et de longues-vues se sont ainsi approprié le ciel…, qui provoque à son étonnement réprobateur une cascade de masculins pluriels appropriés. Les coupables — que diable, aussi, allaient-ils faire dans cette galère ? asinus asinum fricat — auraient mérité les félicitations d’un jury éclairé : ou bien s’approprier est « neutre » (le ° de Dangeau) avec un se sémantiquement persistant nécessaire à la compréhension de s’approprier = ‘accaparer’), et c’est le cas, d’où l’accord avec le sujet ; ou bien, mais ce n’est pas le cas, le se est caduc, ce qui donnerait à approprier le sens inadéquat d’« adapter ». Tel est cependant l’accord que prescrivent les Dictionnaires de Robert (La famille s’est approprié cette terre en y plaçant ses morts… : rationnellement, il faudrait appropriée) ou de Hanse (Les idées qu’elle s’est appropriées… : il faudrait à nouveau appropriée). Pourquoi ? Ne cherchez pas midi à quatorze heures : le C.O.D. cette terre suit le participe passé et le C.O.D. les idées le précède, entraînant là le

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Voir Le Soir du  décembre , p. .



masculin singulier, ici le féminin pluriel. La doxa grammaticale mal comprise l’emporte sur la bonne intelligence du texte. Le phénomène s’amplifie avec le se morphologiquement persistant de s’arroger, qui devrait accorder son participe passé avec le sujet à l’instar des « essentiellement pronominaux » s’absenter, s’abstenir, s’acharner, se blottir, s’ébattre, s’enfuir, s’enticher… : Pierre et Marie se sont absentés, abstenus, acharnés, blottis, ébattus, enfuis, entichés, etc., sauf que s’arroger a l’infortune de requérir un C.O.D. dont il subira illico la tyrannie : Les droits que Pierre s’est arrogés… (masculin pluriel de les droits au lieu du masculin singulier de Pierre), Le droit que Pierre et Marie se sont arrogé… (masculin singulier de le droit au lieu du masculin pluriel de Pierre et Marie) et, cerise sur le gâteau, Pierre et Marie se sont arrogé les droits (masculin singulier en dépit du sujet masculin pluriel parce que le C.O.D. masculin pluriel suit le participe passé). Et puis, d’ailleurs, mieux vaut imposer l’invariabilité en l’absence de tout C.O.D. : Pierre et Marie se sont ri ou …se sont plu, déplu, complu à la fête. Les « bons écrivains », qu’on prétend respecter, n’auront qu’à marcher au pas (la onzième édition du Bon usage — la dernière publiée du vivant de Grevisse, en 1980 — cite une petite douzaine d’infractions sous des plumes parfois célèbres) et négliger la nuance pourtant significative entre par exemple Pierre et Marie se sont plu à la fête = ‘ont éprouvé de l’attrait l’un pour l’autre’ (interprétation légitimant la 21 graphie plu) ou ‘se sont amusés’ (interprétation qui dédouanerait la graphie plus) . Quatrième point L’analyse scolaire hésite quant à la fonction du en pronominalisant par exemple Je mange des pommes en J’en mange : complément d’objet direct répondant à la question quoi ? ou complément d’objet indirect répondant à la question de quoi ? L’enjeu théorique, qu’on ne s’y trompe pas, est de taille : ni plus ni moins que le tri

Mon petit livre Le participe passé autrement (Bruxelles, De Boeck-Larcier, ) cherche le support du participe passé (en abrégé PP) des verbes à se morphologiquement et sémantiquement persistant en posant la question heuristique « qui ou qu’est-ce qui s’est PP ? » et le support du PP des verbes à se caduc en posant la question « qui ou qu’est-ce qui est PP ? ». D’où — Qui est-ce qui s’est plu à la fête ? — Pierre et Marie (support masculin pluriel) mais — *Qui ou qu’est-ce qui est plu à la fête ? est une question agrammaticale et le PP plu, privé de support, revêt par défaut la forme du masculin singulier. 21

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des articles « contractés » (préposition de + article le, la ou les) et des articles « partitifs » homonymes (où de a cessé d’être une préposition) 22. Il n’en faut pas davantage aux censeurs pour tolérer le non-accord du participe quand la source du pronom précède (par exemple, Des pommes, j’en ai mangées ou …j’en ai mangé) et pour interdire l’accord quand la source du pronom suit (comparer Je les ai mangées, les pommes à J’en ai mangé, des pommes), fût-ce partiellement (par exemple, Des pommes, j’en ai mangé beaucoup). Face à ce compromis, les normaticiens et les linguistes jouent des partitions discordantes : On peut donc déclarer que l’invariabilité du participe est correcte dans tous les cas […]. Et l’enseignement devrait ici renoncer à des distinctions sur lesquelles on ne s’entend pas. (J. Hanse, Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne, Louvain-la-Neuve, Duculot, , p.  ; libellé inchangé dans J. Hanse & 3

D. Blampain, , p. ) 4

Dans la pratique, le plus simple est de laisser toujours invariable ce participe. (M. Grevisse, Savoir accorder le participe passé, Gembloux, Duculot, , p. ) Nous mettons à part [ces exemples illustrant l’accord] parce que certains grammairiens, entre autres Messieurs de l’Académie Française, ont prétendu interdire de faire varier le participe patiental dans les cas où l’ayance antérieure est le mot en. (J. Damourette & É. Pichon, Essai de grammaire de la langue française, Paris, d’Artrey, s.d., vol. IV, § ) Ignorant l’arrêté du  décembre  (plus connu sous le nom d’« arrêté Haby »), certains manuels scolaires demandent de ne jamais accorder le participe passé employé avec avoir lorsqu’il se rapporte au pronom en, même lorsque en est l’objet du participe passé et le précède. Cette exigence est d’autant plus curieuse que • d’une part, dans les autres circonstances d’emploi, le participe passé qui se rapporte au pronom en s’accorde tout à fait normalement […], • d’autre part, dans tous les autres 22

L’abbé d’Olivet prônait l’invariation de Plus d’exploits que les autres n’en ont lu… (op. cit. en note , p. -) sous prétexte que le « régime » du participe n’y est pas « direct » mais « particulé ».

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cas où le nom auquel il se rapporte précède le participe passé employé avec avoir, il y a accord… (A. Englebert, Accorder le participe passé, Louvain-la-Neuve, Duculot, , p. -)

Cinquième point Nous arrivons devant l’incontournable pont aux ânes du « participe passé suivi d’un infinitif ». Prenez les deux exemples contrastés Les chanteurs que j’ai /ãtãdy/ 23 chanter… et Les chansons que j’ai /ãtãdy/ chanter… Formulé à la façon ancienne, le régime est chaque fois un bout de phrase : soit des chanteurs qui chantent, soit des chansons que l’on chante. « Allons, du sérieux, entonne à présent le chœur des professeurs Nimbus24. Foin de l’Ancien Régime, sans jeu de mot, prière de trouver le C.O.D., et le bon C.O.D., s’il vous plaît. — J’ai entendu quoi ? ° — Des chanteurs (qui chantent des chansons). Vous accordez : Les chanteurs que j’ai entendus chanter… ° — Chanter des chansons (et non, vous n’y pensez pas, quelle serait la fonction de chanter25, des chansons que chantent des chanteurs). Défense absolue d’accorder : Les chanteurs que j’ai entendu chanter… Dites donc, là, qu’est-ce que vous chuchotez au fond de la classe, Pierre et Marie ? Les poulets que j’ai vus rôtir ? Eh ! bien j’ai vu des poulets qui rôtissaient, non ? Comment, j’ai aussi vu qu’on rôtissait des poulets ? Peutêtre, mais ce n’est pas une raison pour distraire vos camarades. » Joseph Hanse, soyons équitables, ne nous avait pas attendus : Conjugué avec avoir, [le participe passé suivi d’un infinitif] est soumis par les grammairiens à des règles arbitraires progressivement établies à travers beaucoup d’hésitations et de discussions et que l’usage des écrivains respecte souvent mais transgresse fréquemment, comme l’usage oral des gens cultivés. Voilà donc un cas où, sans pouvoir dire que la règle est vraiment devenue désuète, on doit souhaiter

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L’allongement des féminins entendue ou entendue n’a plus cours en français standard. « Mais, se touchant le crâne en criant : “J’ai trouvé !”, / La bande au professeur Nimbus est arrivé(e)… » (G. Brassens, Le Grand Pan, dans Poèmes et chansons, Éditions musicales , , p. ). 25 Sur la fonction apposition de chanter, cf. M. Wilmet, « Sic transit gloria mundi : de quelques survivances latines en grammaire française », communication faite au colloque « Représentation du sens  » (Montréal :  mai ) et à paraître dans les Actes. 24

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que, tenant compte de l’usage réel, une autorité incontestée la déclare caduque ou que les écrivains eux-mêmes, achevant résolument de s’affranchir, imposent par leur exemple l’invariabilité généralisée, conforme d’ailleurs à la logique. (Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne, , p. ) 3

Mais les écrivains ont-ils quelque pouvoir (je ne parle même pas de compétence) en matière d’usage écrit ? Hanse bat en retraite à trois pages de distance : « Il faudrait d’abord tenir compte de l’intervention des correcteurs d’imprimerie, qui se substituent aux écrivains pour faire respecter les règles dont le manuscrit n’avait cure » (ibid., p. ). Quelle « autorité incontestée », alors ? L’Académie française ? Un cénacle d’amateurs : l’ultime philologue à y avoir siégé est Gaston Paris, mort en 26. La décision ne peut venir que du pouvoir politique. Nina Catach rapporte cet avis du Conseil supérieur de l’Instruction publique datant de  : Le Ministre a le droit absolu, d’accord avec les savants compétents et avec le Conseil supérieur, de décider comment la grammaire et l’orthographe seront enseignées et quelles sanctions cet enseignement recevra dans les examens. Recommander simplement l’indulgence ne suffit pas, et peut même devenir dangereux […]. Les générations élevées dans les conditions de liberté tempérée que nous souhaitons ne seront plus rebelles à toute idée de changement et […] l’Académie n’aura plus qu’à enregistrer le nouvel usage… (« La bataille de l'orthographe aux alentours de  », dans Histoire de la langue française.  (G. Antoine & R. Martin éds, Paris, Éditions du C.N.R.S, ), p. -) Peine perdue. L’arrêté Leygues du  février  « relatif à la simplification de la syntaxe française », prévoyant que « pour le participe passé construit avec l’auxiliaire avoir, lorsque le participe passé est suivi, soit d’un infinitif, soit d’un 26

Sa Grammaire est du même tonneau : « Quand le nom ou le pronom placés avant le participe ne sont pas compléments du participe, mais compléments ou sujets d’un autre verbe exprimé ou sousentendu, le participe reste naturellement invariable : Il a fait tous les efforts qu’il a pu (qu’il a pu faire). […] En vertu de ce même principe, les participes vu, entendu, senti suivis d’un infinitif tantôt s’accordent et tantôt ne s’accordent pas. Les enfants que j’ai vus passer (j’ai vu les enfants qui passaient). Les enfants que j’ai vu punir (j’ai vu qu’on punissait les enfants). […] Le participe fait, suivi d’un infinitif, est considéré comme auxiliaire et reste toujours invariable. Le participe laissé peut également être considéré comme auxiliaire et rester invariable, mais l’usage de lui appliquer la règle générale est plus fréquent » (Paris, Didot, , p. -).

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participe présent ou passé, on tolérera qu’il reste invariable, quels que soient le genre et le nombre des compléments qui précèdent », était tombé aux oubliettes… Trois quarts de siècles après, l’arrêté Haby du  décembre  publié dans le Journal Officiel de la République Française du  février  pratique la fuite en avant de la tolérance anarchique : « L’usage veut que le participe s’accorde lorsque le complément d’objet direct se rapporte à la forme conjuguée et qu’il reste invariable lorsque le complément d’objet direct se rapporte à l’infinitif. On admettra l’absence d’accord dans le premier cas. On admettra l’accord dans le 27 second, sauf en ce qui concerne le participe passé du verbe faire . » Enfin, l’arrêté du 6 décembre 1990 « relatif aux rectifications de l’orthographe élaborées par le Conseil supérieur de la langue française et approuvées par l’Académie française à l’unanimité le 3 mai 1990 » se replie sur un tout petit bastion : « Le participe passé laissé suivi d’un infinitif reste invariable : Les enfants que tu as laissé partir… ». Le C.O.D. peut chanter victoire. Sixième point Le plus incroyable reste à venir : l’accord du participe passé des verbes dits « métrologiques » (i.e. énonçant une évaluation quantitative de temps, de prix, de poids…), notamment valoir et surtout coûter. Depuis l’aube du français jusqu’à Littré, les participes valu et coûté — dépourvus, au fond, de « régime » — se sont toujours écrits au masculin singulier. Les maîtres s’avisent un beau jour que par exemple la phrase Ce travail nous a coûté de multiples efforts doit pourtant contenir un C.O.D. (la recette classique 27

Thomas Corneille, au moins, prenait le soin de s’en expliquer : Je l’ai fait peindre, en parlant d’une fille, et je les ai fait peindre, sont des exemples qui ne reçoivent point de difficulté. Il faut mettre fait en l’un et l’autre, et non pas faite au premier, et faits au second ; mais ce n’est pas à cause que le participe fait est indéclinable, c’est seulement parce que les relatifs la et les qui précédent le prétérit j’ai fait n’en sont pas régis, et que c’est l’infinitif peindre qui les gouverne. Je l’ai fait peindre, je les ai fait peindre, veut dire, j’ai fait peindre elle, j’ai fait peindre eux » (apud F. Brunot, op. cit. en note , p. ). L’abbé d’Olivet mérite à nouveau un coup de chapeau : « [Exemple Ces troupes que le général a fait marcher…]. Et la raison de cela, est que faire marcher n’est regardé que comme un seul mot ; ou du moins ce sont deux mots inséparables, et qui ne présentent qu’une seule idée à l’esprit. Car si le participe était séparé de l’infinitif, la phrase ne dirait plus ce qu’on a voulu dire. Ainsi le féminin que, dans l’exemple allégué, ne se rapporte pas uniquement au participe fait, et ne peut pas non plus être régi par marcher, verbe neutre ; mais il se rapporte à tous les deux conjointement, parce que fait ne faisant qu’un avec marcher, lui communique la faculté qu’il a de régir » (op. cit. en note , p. ).

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fonctionne : question — Ce travail a coûté quoi ? réponse — De multiples efforts). Faut-il que coûté ne subisse point la loi du C.O.D. antérieur ? Pourquoi ce privilège ? Quelle audace de ne pas s’accorder contre la prescription des docteurs ! D’autant plus que ses parasynonymes demandé ou imposé ne font pas de manières ou de chichis, eux. Coûter observera nolens volens la consigne : Les multiples efforts que ce travail nous a coûtés/demandés/imposés… Un remords cependant. Peut-on étendre l’automatisme à Les millions que ce travail nous a coûté… ? Pas forcément. Il suffit de décréter que millions n’est pas un C.O.D. mais un complément circonstanciel répondant à la question combien ? Le tour est joué. Vous devrez ensuite convaincre les élèves (bonne chance…) que la question quoi ? ne convient pas à coûter — alors qu’ils disent et entendent couramment Qu’est-ce que ça coûte ? — et accessoirement que la question combien ? cesse de convenir à payer, posséder, dépenser… mais s’applique en contrepartie à peser ou mesurer. Au passage, vous assurerez savamment que coûter des efforts est un verbe 28 transitif et coûter des millions un verbe intransitif . Vous n’aurez plus qu’à décider ensuite si coûter des fortunes est l’un ou l’autre. J’exagère ? Lisez donc Joseph Hanse, comme toujours un miroir fidèle — c’est sa seule ambition, ne lui en tenons nul grief — de la réalité comme elle est et non comme on voudrait qu’elle fût : Coûter est toujours considéré comme intransitif au sens propre, lorsqu’il s’agit d’argent (prix, dépense) ; c’est à la question combien ? que répond le complément : Les deux mille francs que cela (m’)a coûté. Mais si le complément est le nom somme, désignant une somme d’argent, on hésite sur l’analyse. Certains considèrent que le participe est invariable puisqu’il s’agit de prix, d’argent et du sens propre : La somme

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Cavanna se montre en l’occurrence un bon élève de « la communale » plus qu’un écrivain anar : « Où cela se corse un peu, c’est avec les verbes qui marchent à la fois à la voile et à la vapeur, je veux dire ceux qui sont tantôt transitifs (qui admettent un complément d’objet) et tantôt intransitifs (n’admettent pas de complément d’objet). Heureusement, ils sont peu nombreux. Exemples : valoir et coûter. Si je dis “Les cent francs que ce livre a coûté”, coûter est ici intransitif, cent francs n’est donc pas complément d’objet direct mais complément de prix (ne répond pas à la question “Quoi ?”, mais à la question “Combien ?”), donc coûté reste invariable. Mais si je dis “Les pénibles efforts que ce livre m’a coûtés”, coûter est ici transitif, efforts est donc bien complément d’objet direct (ce livre m’a coûté quoi ? Réponse : que, mis pour efforts, et placé avant le verbe), coûté doit s’accorder. Subtil ? Un peu, mais amusant, non ? » (op. cit. en note , ibid.).

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que cet objet m’a coûté (Littré, Dauzat). D’autres, assimilant ce cas à celui où l’on parle d’une somme d’efforts, de difficultés qu’une chose a réclamée, font l’accord : La grosse somme que cette maison m’a coûtée (Le Bidois). On ne peut dire qu’ils aient vraiment tort. Mais mieux vaut laisser coûté invariable quand il s’agit d’argent. Au sens figuré, lorsque coûter à qqun signifie « causer comme perte, occasionner, exiger de la part de qqun, faire perdre à qqun », il n’est pas question d’argent, mais d’efforts, de peines, de difficultés, de soucis, de temps, de perte (mais non en argent) ; le verbe devient transitif et le participe est variable […]. Toutefois, une certaine hésitation subsiste, beaucoup plus légère d’ailleurs qu’autrefois, où l’Académie et Littré considéraient le verbe comme toujours intransitif et laissaient toujours coûté invariable, par analogie avec l’idée d’une somme exigée ou perdue. Il faut aujourd’hui considérer coûter comme transitif au sens figuré.

De quoi pleurer ou de quoi rire ? Côté larmes, n’oublions pas qu’en Communauté française Wallonie-Bruxelles une enquête de l’O.C.D.E. a classé pour la maîtrise de la langue maternelle les élèves de quinze ans à l’avant-dernier rang des pays développés. Côté sourires, les potaches ont des ressources. Une de mes anciennes collaboratrices m’a rapporté cet échantillon d’humour au lycée. Devinette : — Si un boucher pèse cent kilos quand sa boucherie est fermée, que pèse-t-il quand sa boucherie est ouverte ? — … — De la viande. Copyright ©  Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. Tous droits réservés.

Référence bibliographique à reproduire : Marc Wilmet, Le complément direct objet de mes ressentiments [en ligne], Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, . Disponible sur :

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